Conversation par e-mail avec Kathleen Bühler (2019) [fra]

I

Juillet 2016

Que penses-tu des monuments commémoratifs ? La Robert Walser-Sculpture sera-t-elle un monument ?

J’ai différentes façons d’aborder l’idée de monument, parce que je veux repenser le concept même de monument. Ma conception est nouvelle en ce qui concerne la dédicace, l’emplacement, la durée et la production du monument.

Pour ce qui est de la dédicace, ma conception est neuve parce qu’un monument est quelque chose qui est dédié à quelqu’un par une seule personne ou un groupe de personnes. Le monument doit naître de l’amour d’une seule personne ou d’un groupe de personnes. Je pense que seul peut faire sens un monument qui est dédié à quelqu’un par amour. Aucun monument ne peut être réalisé sur commande de quelqu’un ou en réponse au souhait de quelqu’un. Moi, en tant qu’artiste, je ne peux pas me soumettre à une autorité. Le seul motif qui peut justifier de faire un monument doit être l’amour – précisément parce que l’amour ne demande pas de justification et se refuse à toute argumentation. L’amour ne s’explique pas. Un monument ne doit avoir pour seule légitimité que le fait d’être une œuvre d’art, et il ne doit rendre honneur qu’à son affirmation en tant qu’œuvre d’art. C’est l’art qui est honoré, lui seul. Aucune autorité n’a à déterminer quel individu, quelle œuvre ou quel acte « mérite » un monument. Personne n’a « mérité » de se voir dédier un monument : aucune œuvre, aucune action ne « mérite » un monument. Seul l’art mérite qu’on travaille pour lui et qu’on veille à ne pas le trahir. Je crois que seul un monument qui naît de l’amour est un monument qui dure, qui perdure au-delà de l’objet lui-même. En tant qu’artiste, je ne peux faire qu’un monument pour quelqu’un que j’aime. L’amour est affirmation. L’amour est déjà une forme en soi, si bien que la dédicace est la forme du monument.

Ma conception du monument est novatrice en ce qui concerne le lieu, parce que la décision de l’emplacement d’un monument ne peut être prise que par une seule personne ou par le groupe. Je pars de l’idée qu’il n’existe pas d’emplacement idéal pour un monument, pour l’art dans l’espace public, pour l’art en général. Le fait est plutôt que quelqu’un décide du lieu. C’est une décision importante car les possibilités d’emplacement dans l’espace public sont illimitées. Cette décision est « forme ». C’est pourquoi l’emplacement du monument fait déjà partie du monument. L’emplacement exprime quelque chose. Il a une signification. Il exprime et signifie tout. Je pense qu’aujourd’hui, ça n’a aucun sens d’ériger des monuments sur des places centrales, dans des parcs ou devant des bâtiments officiels. Là encore, en tant qu’artiste, aucune instance ne peut me proposer ni encore moins me prescrire un lieu. Personne ne peut décider pour moi de l’emplacement d’un monument. Dans ma conception du monument, il s’agit bien plus de choisir le lieu en fonction de l’œuvre d’art et en manière d’engagement pour son affirmation. L’emplacement du monument est un critère central, il est « forme ». C’est pourquoi il s’agit d’une décision artistique et non d’un choix historique, économique ou culturel. C’est une décision artistique ou politique. « Politique » au sens d’un art qui, en tant que tel, croit en sa capacité à faire changer quelque chose, qui veut et peut faire changer quelque chose en tant qu’art – et non pas dans le sens d’un « art politique » ! La décision d’un emplacement est une décision essentielle et par conséquent politique, parce que l’emplacement fait déjà le monument. L’emplacement est fondamental. Il est « forme ».

Pour ce qui est de la durée, ma conception du monument est novatrice parce qu’un monument d’aujourd’hui ne peut qu’être conçu comme quelque chose de précaire et exister dans sa précarité. C’est pourquoi mon monument doit avoir une forme précaire. Il doit avoir une durée limitée dans le temps et il doit s’affirmer comme monument dans cette durée prédéterminée. Aucun matériau, aucune technique de travail, aucune dimension, aucune garantie et aucune mesure de protection ne doivent préserver le monument de sa précarité. Au contraire, il s’agit de s’exposer de manière offensive au précaire. Le terme « précaire » s’oppose à l’« éphémère ». Le précaire vit. Il le veut, il le doit et il vivra. Il se bat pour son existence, pour sa survie. Sa logique est la vie. À l’inverse, la logique de l’éphémère est la mort – la mort prédéterminée par la nature. Cette logique de survie dans le précaire m’intéresse dans la mesure où il s’agit d’un autre mot pour l’absolu, pour l’urgence et la nécessité. Le précaire, ce qui est limité dans le temps, est précisément ce qui donne au monument sa durée, son infinitude. C’est pourquoi je comprends le précaire comme forme. Cette forme ouvre des perspectives nouvelles et une nouvelle dynamique, comme la possibilité d’une « présence et production ». « Présence et production », c’est la ligne directrice ou l’orientation qui se dégage de mon expérience avec l’art dans l’espace public. Par « présence et production », j’entends ma présence et ma production sur place pendant toute la durée du projet. « Présence et production » se nourrissent du précaire. La totalité de mes quelque 70 œuvres créées pour l’espace public sont des œuvres précaires. Une « œuvre d’art précaire » est un projet au cours duquel chaque instant a ou peut avoir son importance, lors duquel rien n’est sans importance. Dans l’art précaire en espace public tel que je le conçois, rien n’est insignifiant, tout peut au contraire avoir de l’importance. Il s’agit d’être éveillé, attentif, de garder les yeux ouverts. « Présence et production » dans leur forme précaire sont l’affirmation de l’ici et maintenant. Il s’agit d’être physiquement présent, ici et maintenant. Il s’agit de donner son corps, c’est pourquoi « présence et production » est une forme qui surpasse les médias sociaux. « Présence et production » est une découverte.

Ma conception du monument est novatrice quant à sa production, parce que je veux que le monument produise des souvenirs par le biais de l’implication et avec la participation de la population et du public. Par le fait de sa limite temporelle, de sa dédicace, de son emplacement, à travers « présence et production » et par l’implication de la population et du public, le monument produit du souvenir en soi. Mon rôle, en tant qu’artiste, est de créer les conditions qui permettent cela. Je peux le faire à partir du moment où la forme du travail est si claire et rayonne si puissamment que le souvenir, détaché de l’objet même du souvenir, devient le noyau dur du monument. Cela peut-être le souvenir d’une personne, d’un acte ou même de ce qui a pris forme à travers le monument dans sa durée limitée. Il faut cependant toujours que ce soit quelque chose qui dépasse le souvenir. Le monument qui m’intéresse doit permettre des rencontres. Il doit permettre de repenser une personne, une œuvre ou une action, et il doit générer un événement. Un événement est quelque chose qui advient sans être planifié. Dans ma conception du monument, l’événement est quelque chose qui peut avoir lieu sans planification, sans garantie, sans annonce préalable et sans témoins. Générer des souvenirs est production. Créer des rencontres est production. Rappeler est production. Voilà la pensée nouvelle et voilà ce que cette nouvelle conception de « monument » peut produire : le souvenir comme forme créée par le monument et ceux et celles qui y ont pris part. Un autre mot pour souvenir est amitié.

La Robert Walser-Sculpture est une sculpture, comme son nom l’indique. La Robert Walser-Sculpture n’est pas un monument, parce que ma série de Monuments (Spinoza Monument, Amsterdam, 1999 ; Deleuze Monument, Avignon, 2000 ; Bataille Monument, Cassel, 2002 ; Gramsci Monument, New York City, 2013) est terminée. Mais pour moi, toutes les expériences que j’ai faites avec la série Monuments comptent aussi dans ce projet de sculpture. Elles doivent s’intégrer à cette sculpture. C’est une sculpture qui porte en elle les réflexions sur le monument ou le mémorial et tente de les développer. C’est de ces expériences que je tire ma compétence pour la réalisation d’une sculpture dédiée à Robert Walser. Cette sculpture suivra la même orientation que la série Monuments. La Robert Walser-Sculpture est donc aussi un projet de « présence et production ». Avec la Robert Walser-Sculpture, je veux travailler pour un « public non exclusif » et, avec lui, je veux que la sculpture compose un « corpus critique », et j’aime Robert Walser. Mon travail sera un hommage à Robert Walser et à son œuvre. Je nomme ce travail Sculpture, parce que ce tout le monde comprend le terme de « sculpture ». C’est à moi en tant qu’artiste qu’il revient d’en assurer la nouveauté.

 

II

Août 2016

Comment abordes-tu les fieldworks, tes séances de recherche sur le terrain ? Quelles réflexions les accompagnent ? Existe-t-il une méthode précise qui soit ressortie de tes précédents projets dans espace public ?

Le fieldwork (ou la recherche sur le terrain) est une étape fondamentale pour mon travail dans l’espace public. La recherche sur le terrain est fondamentale parce qu’elle est déjà en soi une partie du travail. C’est la première partie du travail dans l’espace public. C’est la pierre angulaire et la plate-forme sur laquelle se fonde le travail ou dont il découle, d’où son importance. Le fieldwork est un travail de recherche dans l’espace public. Il s’agit de faire la connaissance du lieu et des gens qui y vivent ou y travaillent, d’appréhender ce qui est présent sur place. Ce qui compte alors est de garder les yeux grands ouverts. Il convient d’écouter tout et tout le monde, et de passer beaucoup de temps sur place. Un fieldwork de grande envergure me permet de conforter les chances de réussite du travail. Pour ma part, dans la mesure du possible, j’essaie toujours d’assurer seul la recherche sur le terrain, parce qu’il s’agit d’être ouvert, impartial, attentif et éveillé à tout ce qu’il y a à apprendre sur le lieu. Il est important de ne pas arriver d’emblée en groupe ou avec une délégation quand il s’agit de faire la connaissance de quelqu’un. Il faut aussi s’en remettre à son instinct et se fier à sa propre intuition. Je dois être seul parce que je dois rester vulnérable. Se rendre d’abord en minorité ou individuellement dans un lieu qu’on ne connaît pas est la démarche juste. Ensuite, le fieldwork peut bien fonctionner si j’ai la possibilité de rencontrer plusieurs fois sur place les mêmes personnes, avec des intervalles de temps afin de laisser mûrir les idées, d’établir une compréhension respective, de faire naître des possibilités et de vaincre le scepticisme. Avec un fieldwork dense et persévérant, je dois créer un espace pour le hasard, pour la grâce[1], car je construis sur le hasard et je crois à la grâce. La pierre angulaire de mon fieldwork, c’est toujours la question de l’aide et de la coopération. Je ne dis jamais que moi ou mon travail pouvons aider, je ne propose pas d’aide. Je suis moi-même celui qui demande de l’aide. Ça, c’est déterminant. En tant qu’artiste, je ne pars jamais de l’idée que l’art « aide ». J’essaie toujours au contraire de mettre en avant le fait que l’art, parce qu’il est art, peut proposer partout et à tout le monde un dialogue ou une confrontation d’égal à égal. On ne peut pas abuser de l’art. Beaucoup de gens ne comprennent peut-être pas tout de suite de quoi il s’agit, mais ça suscite l’intérêt et ça exacerbe la curiosité. Un fieldwork de longue haleine est aussi l’occasion de communiquer à l’autre sa propre mission, sa passion et ses problèmes et de prouver au lieu ses propres motivations et intérêts. Le fieldwork est pour moi l’une des plus belles activités liées au travail dans l’espace public, parce que cela implique de faire confiance à la force de l’art, à l’autonomie de l’art et au caractère inclusif de l’art, et de s’y tenir sans aucun compromis. Il s’agit de se porter garant de l’art car, en tant qu’artiste, je n’ai d’autre légitimité que la légitimité de l’art à laquelle je crois et pour laquelle je me bats. L’exigence d’absolu dans l’art doit être affirmée et prouvée dans et par le fieldwork. Toute la dynamique se nourrit de ma compétence d’artiste à prendre au sérieux ma recherche sur le terrain, à en reconnaître l’importance, à la considérer même comme le noyau dur de mon travail. « Camarade, as-tu accompli ton travail sur le terrain ? » serait la question à poser à l’artiste quand il s’agit d’un travail dans l’espace public. On ne peut pas fournir une documentation complète du fieldwork. C’est ce qui fait sa singularité et sa beauté. Mais sans ce travail intensif sur le terrain, on ne peut pas réaliser une œuvre crédible dans l’espace public. J’aime le fieldwork.

 

III

Septembre 2016

Tu dis de ta Robert Walser-Sculpture que c’est un « projet de présence et production ». Qui est concerné par cette mission de « présence et production », et dans quelle mesure cette combinaison constitue-t-elle une sculpture ?

Par « présence » et « production », je veux parler de ma présence et de ma production, car non seulement je serai présent, mais je produirai aussi quelque chose. Présence et production sont les principes directeurs que je développe depuis quelques années et que je peux appliquer pour les œuvres d’art dans l’espace public, de même que pour les œuvres dans une institution. Mais tous mes travaux ne sont pas fondés sur la présence et la production. « Présence et production » signifie que je suis tout le temps sur place et que je produis quelque chose. L’objectif est de faire une sculpture précaire, sans objet. « Présence et production » en sont les outils. Je pense pouvoir donner une forme par la présence et la production. En tant qu’artiste, je dois donner quelque chose. « Présence et production », c’est le don dans le sens d’un potlatch (Georges Bataille), c’est-à-dire un don offensif. Le principe est de donner d’abord pour amener l’autre à donner à son tour, et même à donner davantage ! « Présence et production » sont les conditions préalables pour coopérer avec la réalité dans l’espace public. Je dois et je veux coopérer parce que je veux faire changer quelque chose. Je veux intervenir dans l’espace public en coopérant avec la réalité sans donner de leçons, sans prétendre offrir la paix ni apaiser quoi que ce soit. S’exposer à la dureté et à la beauté de la situation dans l’espace public est une condition sine qua non de la « présence ». Être d’accord avec l’espace public, avec sa contre-vérité, avec ses opinions et ses faits est la directive de la « production ». Je dois être d’accord avec la réalité de l’espace public autant qu’avec celle de l’institution, afin de pouvoir coopérer avec elle. Être d’accord ne signifie cependant pas cautionner la réalité. J’appelle mon travail « sculpture » parce que c’est un terme ouvert. Un terme que tout le monde comprend et qui s’appuie sur l’histoire de la sculpture, à laquelle j’adhère. Néanmoins, je veux marquer ma conception personnelle de la sculpture et créer une nouvelle sorte de sculpture. Ainsi, dans la Robert Walser-Sculpture, l’élément de la promenade est sculpture. Ces promenades sont sculpture parce qu’elles sont une affirmation de la forme, parce qu’on se promène pour donner forme – une forme dénuée d’objet. On ne se promène pas pour tuer le temps ou pour rester en bonne santé. L’affirmation de la forme se manifeste dans mon concept de sculpture, raison pour laquelle mes œuvres dans l’espace public ne sont pas des projets d’art participatifs. Il ne s’agit pas d’art social. Je ne fais pas de l’art participatif. La participation ne peut pas être provoquée. La participation dans l’art ne peut jamais être un objectif ni un précepte. Mais elle peut advenir quand l’œuvre d’art laisse à l’observateur et à l’observatrice de l’espace et du temps. La participation naît quand, en tant qu’artiste et à travers mon œuvre, je donne quelque chose, quand je donne quelque chose qui est mien. La participation ne peut pas être non plus un critère ou une condition de l’art. Bien sûr, je suis ravi quand les habitant·es, les visiteur·euses et les passant·es se sentent impliqué·es dans mon travail, s’y confrontent, se l’approprient et le défendent. Mais je sais que la participation et l’implication sont un résultat de l’art. Toute personne qui regarde un tableau de Mondrian dans un musée peut prendre part ou se reconnaître en lui. La participation peut se jouer à des niveaux très divers. C’est un dialogue plein de mystère ou une confrontation d’égal à égal entre l’œuvre d’art et l’observateur. Ce qui est merveilleux avec l’art, c’est que ça ne peut être ni vu ni mesuré. En art, si quelque chose doit être visible ou mesurable pour avoir valeur « d’art participatif », il s’agit alors seulement d’interactivité et d’art « qui fonctionne ». Mais quelque chose qui ne fonctionne pas peut tout aussi bien être de l’art ! L’art n’est pas interactif mais actif, et c’est pour cela qu’il peut exister dans l’art quelque chose qui ne fonctionne pas et qui, précisément pour cette raison peut-être, invite à une confrontation et contraint à réfléchir. L’activité de la pensée est de toute façon la plus belle chose que l’art puisse atteindre. Penser, c’est créer une sculpture.

 

IV

Décembre 2016

Quand tu conçois avec les habitant·es de Bienne une sculpture qui s’appuie sur leur coopération et leur participation, comment envisages-tu pour toi-même le concept d’auteur ? Où commence l’activité de l’artiste et où sont les limites par rapport au « Jekami[2] » ? Quelle place occupe ici ta notion de « responsabilité non partagée et impartageable » ?

Je prends le principe « Jekami » très au sérieux. Parce qu’en effet, « tout le monde peut participer » au dialogue et à la confrontation avec l’art et à travers lui. Quand tout le monde veut participer, c’est foncièrement quelque chose de positif ! Je n’ai donc rien contre le principe du « Jekami », et je n’ai rien non plus contre ceux qui font appel au « Jekami ». Pouvoir et vouloir participer, d’accord, mais la vraie question, c’est : « Participer à quoi ? ». Car le « Jekami » témoigne aussi de l’abîme de notre insignifiance et de la peur de faire face à cet abîme. Il me revient à moi, en tant qu’artiste, de ne pas nier cet abîme, de ne pas vouloir le court-circuiter ni le combler. Il me revient de faire face à cet abîme dès lors que je suis d’accord avec le « Jekami ». Ce qui ne veut pas dire l’approuver mais comprendre ce geste de ralliement et d’intégration comme constitutif de l’art. Ce que je fais. D’où mon intérêt pour le « Jekami ». Toutefois, en tant qu’artiste, je dois donner forme à la question « Participer à quoi ? Pour quelle raison participer ? ». Le « Jekami » n’est donc pas un principe directeur pour moi. Si je veux créer quelque chose de nouveau, je dois découvrir mes propres principes directeurs en tant qu’artiste. Je ne peux pas reprendre des concepts existants, parce qu’ils n’accrochent plus. Mes concepts sont « présence et production », « public non exclusif », « Énergie : oui ! Qualité : non ! » ou encore « auteurité non partagée ». J’ai inventé ce principe directeur d’« auteurité non partagée » en conséquence des œuvres avec « présence et production » que j’ai réalisées dans l’espace public comme dans une institution. Ce modèle d’« auteurité non partagée », je l’ai développé en 2014 dans le cadre de mon projet de présence et production Flamme éternelle, au Palais de Tokyo à Paris. Cette « auteurité non partagée » implique d’assumer le statut d’auteur pour tout, pour l’ensemble. Dans l’espace public comme dans une institution, je ne peux pas faire seul une œuvre fondée sur la présence et la production. J’ai besoin d’aide, je dois demander de l’aide. Cette aide peut venir des habitant·es, des visiteur·euses, des passant·es, de tous ceux et toutes celles qui veulent y prendre part. On doit voir que je me bats pour mon travail, pour mon projet dans le même espace que les participant·es, que je suis présent, que je m’investis à 100 % et que je produis quelque chose en tant qu’auteur. À ce moment-là, le principe d’« auteurité non partagée » peut se mettre en place dès lors que quelqu’un me dit : Moi aussi, je suis auteur·e ! Là où le « Jekami » est une simple invitation à participer, le principe d’« auteurité non partagée » exige d’affirmer qu’on est auteur·e soi-même ! Et l’affirmer signifie assumer l’« auteurité non partagée », c’est-à-dire assumer à 100 % statut d’auteur·e et responsabilité. Ce 100 % est indispensable pour que ce soit aussi « non partagé ». Ainsi, tout est multiplié, agrandi et accru, rien n’est partagé, réduit ni diminué. L’« auteurité non partagée » remplace la vieille comparaison éculée et surtout fausse du gâteau que l’on partage. L’idée du gâteau partagé suggère que tout peut être réduit, c’est-à-dire que l’on a toujours moins de responsabilité, toujours moins d’« auteurité » à assumer. L’« auteurité non partagée », c’est au contraire le nouveau modèle dynamique. C’est sans restriction et sans limite. Cela peut se propager constamment et constamment s’élargir. Une « auteurité non partagée » à 200 %, 300 %, 1 000 % devient possible ! La logique de l’illimité et de l’impartageable est renforcée avec l’« auteurité non partagée » qui s’oppose en même temps à la logique de la diminution et de la réduction. C’est pourquoi l’« auteurité non partagée » est un mouvement dynamique et non une stagnation comptable. Le concept crée de l’énergie, génère une dynamique. L’« auteurité non partagée » est le contraire du « Jekami ». Le « Jekami » ne donne aucune énergie, parce que le « Jekami » se suffit à lui-même.

Tout au long de la recherche sur le terrain pour la Robert Walser-Sculpture à Bienne, je dis aux gens que je souhaite réaliser le projet artistique avec eux. Je sais qu’en tant qu’artiste, je ne peux pas avoir la prétention de les aider mais que j’ai au contraire besoin de leur aide pour réaliser mon œuvre d’art. Le fait que je demande de l’aide est déterminant. Je ne peux réaliser mon œuvre qu’avec leur concours, je ne peux concrétiser mon projet qu’au moyen d’une « auteurité non partagée ». L’« auteurité non partagée », c’est l’énergie qui conduit à la réalisation de l’ambition de la Robert Walser-Sculpture. L’objectif ou l’ambition de l’art est un objectif supérieur et une ambition illimitée. Le but de la Robert Walser-Sculpture de Bienne en 2018 est de perpétuer le souvenir de l’écrivain, d’encourager des rencontres, de créer un événement et de repenser l’œuvre et la vie de Robert Walser. En tant qu’artiste, je dois moi-même mettre en pratique l’« auteurité non partagée » et placer ce concept au-dessus de tout. Oui, je dois placer et élever l’« auteurité non partagée » au-dessus du « Jekami », du participatory art, du community art, du social art. Si j’y parviens, je confronte l’abîme de notre insignifiance – incarné par exemple par le « Jekami » – à la puissance de l’art. C’est une confrontation frontale avec l’art en tant qu’art. Sans exigence de fonctionnalité, de résultat, ni de réussite – mais pas sans but, sans ambition, sans utopie. Je crois que l’art, parce qu’il est art, apporte l’alternative décisive aux habitudes esthétiques, culturelles et politiques. Je crois qu’avec l’art et par lui, chacun·e peut se sentir concerné·e et impliqué·e – à valeur égale. Et je crois que l’art mise sur une égalité absolue. C’est pourquoi, en tant qu’artiste, je dois d’abord être convaincu de l’égalité à travers l’art et en lui. C’est seulement en en étant convaincu que je dispose aussi de l’outil pour aller vers l’autre d’égal à égal. Mais rencontrer les Autres, les autres auteur·es, implique aussi d’insister exclusivement sur la liberté de l’art comme exigence absolue. Aucun compromis n’est admissible en ce qui concerne l’« auteurité non partagée ». Être auteur·e et oser cette affirmation exige du courage. Il faut de la volonté, un goût du risque émancipateur, de l’irréflexion, de l’énergie, et accepter d’assumer la responsabilité à 100 %. Telle est la clef avec laquelle l’« auteurité non partagée » donne accès à ce qui est fermé, caché, accès à la grâce et aux secrets. Ce qui me fait le plus plaisir, c’est quand quelqu’un me dit : « Je suis l’auteur·e » ou « Nous sommes les auteur·es », « C’est mon/notre travail, c’est mon/notre projet, c’est mon/notre idée, et c’est ma/notre mission! »

 

V

Janvier 2017

Pourquoi es-tu convaincu de l’égalité dans l’art ? Que veux-tu dire exactement par là, et comment en es-tu arrivé à cette conviction ?

Je crois à l’égalité. Je sais ce que nous avons tous en commun, et je sais aussi toutes les différences que nous portons en nous. Je suis convaincu que l’égalité est une des conditions de l’art. Quand je fais de l’art et m’intéresse à l’art, je pars toujours de l’idée d’égalité. Mais je sais que l’égalité n’est jamais donnée d’avance, qu’il faut au contraire se battre et payer pour l’égalité, même dans le monde de l’art. C’est pourquoi je fais une différence entre le monde de l’art et l’art. Pourquoi le monde de l’art se distinguerait-il du reste du monde ? Il faut toujours et partout défendre l’égalité. L’égalité exige de moi que je me dresse, que je m’émancipe. En tant qu’artiste, je pars cependant toujours de l’idée d’égalité quand je m’intéresse à l’art ou quand je fais moi-même de l’art. Il n’y a aujourd’hui aucune raison de s’intéresser à l’art autrement qu’avec une revendication d’égalité absolue. Si cette condition n’était pas remplie, tout ce qu’il y a de révolutionnaire et d’émancipateur, toute la résistance et aussi tout le plaisir disparaîtraient de l’art. Je ne dis pas – n’étant pas si naïf au fond – que l’égalité règne dans le monde de l’art, mais j’affirme, je souhaite et je revendique une aspiration inconditionnelle à l’égalité dans le monde de l’art, parce que l’art en tant que tel est fondé sur l’égalité. Au-delà de toute évasion de la réalité, j’affirme que l’art se base sur l’égalité et que c’est pour cette raison seulement qu’il a le pouvoir de susciter un dialogue ou une confrontation avec l’autre d’égal à égal. Tout art vraiment bon porte cet élément d’égalité en lui. Car l’art, parce qu’il est art, est universel. « Universalité » signifie « justice », « égalité », « vérité » et « unique monde ». Je pense au travail de Marcel Duchamp ou de Louise Bourgeois et je me demande : « Comment puis-je entrer en contact avec les œuvres de ces artistes si ce n’est d’égal à égal ? » Je suis convaincu de l’égalité dans l’art parce que je peux et que j’ai pu en faire l’expérience à travers le sentiment d’être interpellé par l’art. C’est d’abord comme cela que je suis venu à l’art. D’où mon exigence de faire moi-même une œuvre qui n’exclut personne, mais au contraire inclut tout le monde et n’intimide jamais. D’où ma volonté de donner forme – si contestable, précaire et instable soit-elle –, à un travail qui repose sur la conviction d’universalité, de justice, d’égalité et de vérité. Avec chacune de mes œuvres, je veux offrir une forme universelle et je me demande : « Se pourrait-il que ce soit dans le précaire – qui est aujourd’hui commun à tant de gens – que se situe la justice, la cohésion et l’équité, et se pourrait-il que le politique se situe précisément là ? » Partir, en tant qu’artiste, de l’équité dans l’art, c’est aussi croire que l’art peut changer quelque chose. L’art peut changer quelque chose par sa forme, son intensité, son affirmation, son caractère absolu et enfin par sa beauté aussi. Si je doutais du fait que mon art puisse changer quelque chose, ou si je croyais que mon travail ne vise qu’un public d’initiés, alors je ne continuerais pas à travailler, car ce serait du cynisme. Je fais de l’art parce que l’art revendique l’égalité et s’y obstine. Je pense par exemple au travail d’Hélio Oiticica, de Robert Filliou, d’Elena Gouro, de Nathalie Gontcharoff, de Paul Thek ou encore d’Andy Warhol. Il n’y aurait pour moi aucune raison de faire de l’art si je partais de l’idée que mon travail génère de l’inégalité. J’ai une certaine compétence en ce qui concerne l’égalité. Cette conviction, cette compétence a toujours présidé à ma décision de faire de l’art. Les œuvres et les positions d’un grand nombre d’artistes que j’admire – d’Emma Kunz à Joseph Beuys, de Kasimir Malevitch à Meret Oppenheim – m’ont en cela conforté, encouragé et soutenu. J’ai compris que dans l’art, il s’agit de croire à quelque chose. Il s’agit d’avoir un plan, de suivre une idée et de se donner une mission. Si ridicule et dépassé que cela puisse paraître : tout est en jeu !

 

VI

Mars 2017

Pourquoi faut-il de la volonté, un goût du risque émancipateur, de l’irréflexion et de l’énergie pour être auteur·e ou artiste ?

L’art est affirmation de forme. Pour affirmer une forme en soi, il faut de l’amour, de la passion, de l’espoir, du courage, un goût du risque, une volonté de forme, une certaine résistance, la force d’affirmer, de l’irréflexion et un entêtement absolu quant à l’autonomie de l’art. Et cela exige aussi de l’artiste d’être prêt à payer le premier pour son travail, sa forme, son art, pour l’art en soi. Je sais ainsi que l’artiste doit être un guerrier ou une guerrière. Je le sais parce que c’est une expérience que j’ai pu faire, que j’ai été autorisé à faire et dû faire. Créer quelque chose signifie par conséquent se risquer soi-même. Et cela, je le peux seulement quand je crée une œuvre sans me mettre aussitôt à analyser ce que je fais. Prendre un risque, avoir de la joie au travail, être positif sont les conditions préalables à la création artistique. Je ne peux créer quelque chose qui vient de moi que si je suis positif, que si je dis oui. C’est pourquoi je dois et je veux être positif – même au cœur de la négation.

Il n’y a pas de moyen terme, pas de plan B pour un artiste ; je dois avancer et je sais que je m’expose au risque d’être pris pour cible, blessé, abattu même. Mais je ne suis pas démuni d’outil ni d’arme, parce que je peux donner une forme, ma forme ! C’est aussi pour ça que j’aime cette phrase d’Andy Warhol : « Don’t cry – work! » Je veux et je dois me battre pour ma forme, pour ma position, pour ma compréhension de l’art, sans craindre de perdre. L’art est une expérience vécue ou une expérimentation. L’art est une gageure. L’art ose une déclaration. L’art est une découverte. L’art affirme quelque chose de nouveau, l’art est actif. Faire de l’art ou être auteur·e d’une œuvre propre signifie se dresser et affirmer : ceci est forme, ma forme ! Cela requiert du courage et de l’énergie. Mais qu’est-ce qui fait la forme ? Qu’est-ce qui génère une forme ? Une forme naît quand l’engagement total entre en contact avec la volonté absolue d’exprimer quelque chose. Ainsi s’agit-il en art d’avoir une préoccupation, un problème, une mission. Il s’agit de donner, dans la nécessité, de manière irréfléchie, avec de la volonté et dans l’urgence une forme à cette préoccupation, ce problème ou cette mission. Faire un collage, coller ensemble des choses qui ne vont pas ensemble, a par exemple toujours à voir avec l’irréflexion. Dans le cas d’un collage, le fait est qu’en tant qu’artiste, j’ai souvent l’air d’un imbécile. Mais c’est précisément de cela qu’il s’agit, de supporter d’avoir l’air d’un imbécile. Voilà : l’artiste ne doit pas être celui ou celle qui est perspicace, intelligent·e, brillant·e et qui voit tout. C’est pour cela que l’irréflexion est nécessaire pour donner forme et affirmer.

Si je veux faire de l’art, j’ai besoin d’énergie, pas d’une certaine qualité ou de qualités. Aussi je proclame : « Qualité = non ! Énergie = oui ! » Car je ne peux pas décider de ce qui a de la qualité en art. Je sais seulement ce qui possède de l’énergie et peut la communiquer. Avec « Qualité = non ! Énergie = oui ! », il s’agit de trouver soi-même ses principes directeurs ou de se les approprier et de les défendre. J’ai encore d’autres principes directeurs : « S’affaiblir – mais faire une œuvre forte! », « Ne pas s’économiser ! », « Panic is the solution ! », « Être précis en même temps que travailler dans l’excès ! », « Se tarauder soi-même ! », « Être cruel envers son propre travail ! », « Less is less ! More is more ! ». Et en tant qu’artiste, je sais que dans l’art, rien n’est tout à fait gagné, mais rien n’est tout à fait perdu non plus !

 

VII

Avril 2017

Quel rôle jouent le public, les visiteur·euses ? Dans quelle mesure fais-tu une différence entre des auteur·es qui participent et des visiteur·euses qui sont dans la réserve ou la passivité ? À qui va ta préférence ?

La question du public, des visiteur·euses, des observateur·trices est une question importante dans l’art. Je veux travailler pour le « public non exclusif ». En cela je précise pour qui je fais de l’art. J’ai forgé la formule « public non exclusif » parce que je ne veux pas tomber dans le piège de la répartition des rôles, ce qui reviendrait à travailler pour le public de l’art ou un public ciblé, un public de choix, voire pour un public exclusif. Je rejette ça, et c’est pourquoi la formule « public non exclusif » est à la fois un éclaircissement et un manifeste. Cette formule explique d’un côté que chacun·e est partie prenante dans l’art et avec lui, et que quiconque s’intéresse à l’art, quiconque s’y implique accomplit toujours un mouvement inclusif. Jamais personne n’est exclu dans le contact avec l’art, il est tout simplement impossible de faire intervenir la notion d’« exclusivité ». Si cela arrive, c’est qu’il y a mécompréhension du pouvoir de l’art. On ne doit pas dévoyer l’art pour en faire quelque chose d’exclusif. Le concept de « public non exclusif » manifeste par ailleurs clairement la direction que je veux donner à mon travail, à savoir aller vers celui ou celle qui ne se sent pas concerné·e par l’art, celui ou celle que je ne connais pas, vers celui ou celle qui a d’autres préoccupations que l’art, et celui ou celle que je ne comprends pas – c’est-à-dire vers l’Autre. Le « public non exclusif » est le seul qui compte pour moi. « Faire politiquement de l’art », signifie pour moi travailler pour l’Autre. L’autre, c’est moi. Mais l’Autre peut aussi être ma voisine, mon voisin ou un·e étranger·ère qui me fait peur. Quelqu’un qui se trouve là par hasard. L’Autre est quelqu’un à qui je n’ai pas songé et sur qui je n’ai pas compté. Dans mon travail et par lui, je veux toujours faire en sorte que l’Autre ne soit pas exclu·e. Je veux l’impliquer toujours et inconditionnellement. La notion de « public non exclusif » n’est pas simplement synonyme de « tous », « masse » ou « majorité ». Le « public non exclusif », c’est une dynamique et un élan en direction du nouveau, de l’inconnu, de l’indéterminé et de ce qui n’est pas encore fixé. Je veux inclure l’autre par la forme de mon travail. Le « public non exclusif » existe dans l’espace public, au musée, dans un espace artistique alternatif, et même dans une galerie commerciale. Mon ambition est d’inclure le « public non exclusif » dans chaque situation, dans mon travail et avec lui. Les questions que je me pose sont les suivantes : « Puis-je arriver, par le biais de mon œuvre, à susciter un dialogue direct ou une confrontation d’égal à égal avec le “public non exclusif” ? Puis-je y arriver sans médiation, sans communication et sans explications ? Parviendrai-je à faire en sorte que le public non exclusif s’aventure dans mon travail ? Y ai-je percé les ouvertures et les trous nécessaires qui permettront au public non exclusif d’entrer dans mon travail ? » La participation ne peut jamais être un objectif ou un précepte dans l’art. Mais elle peut se produire si l’œuvre d’art laisse de l’espace ou une place au « public non exclusif ». La participation a lieu quand, en tant qu’artiste, j’incorpore dans mon œuvre quelque chose qui vient de moi. Car c’est seulement si je donne quelque chose qui est mien qu’il y a possibilité pour l’Autre de donner à son tour. C’est à partir de là seulement qu’on peut parler de participation.

 

VIII

Mai 2017

La participation peut intervenir dans l’art quand tu donnes quelque chose qui vient de toi et que l’œuvre offre suffisamment de perméabilité pour que le public puisse lui aussi donner de lui-même. Dans quelle mesure donnes-tu quelque chose de Robert Walser dans la Robert Walser-Sculpture, et que t’a-t-il donné de lui ?

Je remarque que beaucoup de gens veulent garder Robert Walser pour eux. Robert Walser est quelqu’un qui arrive à être aimé exclusivement, égoïstement, dans un accaparement total et une possessivité absolue. Beaucoup pensent – et je n’en suis pas exclu – qu’ils sont les seuls à comprendre Robert Walser, à le connaître, à l’honorer et à l’aimer. Seuls les plus grands atteignent une telle exclusivité. Pour moi, il ne s’agit ni de renforcer cette exclusivité ni de l’amoindrir, mais d’y creuser des trous, d’y aménager des ouvertures, afin – comme tu dis – de permettre une certaine perméabilité et de créer une percée. C’est ma mission dans l’art, et c’est ce que je veux avec la Robert Walser-Sculpture : faire une sculpture, générer un événement, permettre des rencontres, travailler pour un « public non exclusif ». Je veux inclure et travailler à la fois avec et pour les Biennois·es. Je veux donner une forme et, avec la Robert Walser-Sculpture, affirmer une nouvelle conception de la sculpture dans l’espace public. Et pour donner une forme, je dois résolument partir de ce qui m’est propre. Mais je ne dois pas conserver cela pour moi. Je veux et dois être libre avec ce qui m’est propre, afin que l’Autre puisse s’impliquer. La forme est toujours quelque chose qui s’adresse à l’Autre, sinon ce n’est pas une forme. Ce qui m‘appartient en propre n’a pas de forme en soi, n’en a pas besoin : la forme advient seulement quand elle s’adresse à l’Autre, quand elle se tourne vers l’extérieur. Et ça, je peux le faire. Je peux le donner.

Robert Walser s’est lui-même perdu. Il s’est perdu pour moi. Il est l’écrivain de la perte existentielle et de l’insécurité existentielle. Il s’est perdu pour moi en chemin. À Bienne, je veux créer pour cela une plate-forme, une agora, un forum. Je veux faire un espace mental pour les Robert Walser possibles et impossibles, pour les Robert Walser actuels dont je fais moi aussi partie. Sans nostalgie ni mélancolie, je veux essayer de créer un réseau ou une superficie perméable pour des rencontres par le biais de Robert Walser, avec lui et autour de lui, mais aussi sans Robert Walser. Je veux privilégier l’ici et maintenant et je veux affirmer la notion de « présence et production ». Je veux offrir une scène au précaire, au fluctuant, à l’incertain, au non-garanti, au fragile et à l’instable. Sur cette scène, chaque moment doit être instant d’attention, d’éveil, de grâce, de ferveur et d’affirmation de l’art. La langue de Robert Walser montre la voie : sinueuse, trouée, sans but, une fausse route. Sa langue fond, s’infirme et se dissout. C’est une langue de l’autodissolution qui me permet de vivre en elle sans me dissoudre moi-même. Robert Walser en a payé le prix. Dans sa radicalité et sa disposition à payer le prix pour son travail, il est un exemple pour tout·e artiste, tout·e philosophe, tout·e écrivain·e. Robert Walser a dit : « Je me tiens debout sur Terre, c’est mon point de vue ». Il me donne ainsi la clef pour défendre ma propre position dans ce monde hypercomplexe. Je me tiens debout sur la Terre qui, à gauche, à droite, derrière et devant, ploie vers l’abîme. Mais je suis debout. Robert Walser éclaire pour moi le petit, l’ignoré, le futile, l’insignifiant, il tient la lampe de poche dans l’obscurité, il éclaire ce qui est dans l’ombre. Avec et dans mon travail, je veux toujours tout prendre au sérieux, tout considérer comme important. Car tout est important, peut être important et le devenir. Rien n’est sans importance, rien n’est quelconque. Robert Walser a écrit : « On voit souvent les faibles se présenter comme des forts. » Il ne l’a pas seulement écrit, il l’a vécu. Il l’a vécu en rebelle, avec joie et une servilité feinte, avec une vraie résistance dans l’échec et une vraie répugnance à la réussite. Robert Walser pose pour moi la question : « Que signifie la réussite ? Que signifie l’échec ? Suis-je prêt à faire un travail sans considération de réussite ou d’échec ? » Je dois reconnaître qu’échouer ne signifie pas être victime. Échouer peut être un acte héroïque. Robert Walser est un héros, il indique comment on peut le devenir. La Robert Walser-Sculpture suivra le principe directeur : « Be an outsider! Be a hero! Be Robert Walser! ». Je veux m’y tenir, et je ne veux pas garder Robert Walser pour moi.

 

IX

Juin 2017

Comment finance-t-on un projet de « présence et production » qui, au fond, ne se réalise qu’au cours de l’exposition ? Comment le planifies-tu ? Et à partir de quand les priorités sont-elles fixées ?

Je dois toujours faire face à la question du financement de mes projets. En tant qu’artiste, je dois savoir comment on établit un budget. Je dois et veux faire face à la question du financement dans toutes les phases de mon travail. Il serait faux et stupide de se dire que quelqu’un, un jour, se chargera bien de payer. Faux, parce que la question du financement d’un projet aussi complexe que la Robert Walser-Sculpture est elle-même une partie importante du projet, puisqu’avec le financement et par lui se pose la question suivante : à quoi l’argent va-t-il être dépensé ? Le rapport entre les coûts de production et les coûts de gestion, de communication et de publication est-il défendable ? Est-ce que je dispose en tant qu’artiste d’assez de moyens pour réaliser mon travail ? Ou bien les coûts de production pour l’œuvre seront-ils calculés en dernière minute et donc considérés comme moins importants ou « ajustables à la baisse » ? Pour l’œuvre à venir, j’essaie toujours de poser la question des coûts de production en amont, au début du projet et du travail. Mais évidemment, au cours du projet, il y a des modifications à la hausse du budget de production. Il faut toujours plus d’argent ! J’essaie de garder en vue le surplus de dépenses, de faire face à l’augmentation du budget, d’être proactif, sans me laisser impressionner par des arguments comme « il n’y a pas d’argent pour ça » ou « ça n’était pas dans le budget », parce que « plus, c’est toujours plus ». Plus de travail, ça coûte plus d’argent, car plus de travail c’est plus de travail, plus d’implication c’est plus d’implication, plus d’énergie c’est plus d’énergie, plus d’engagement c’est plus d’engagement, plus d’enthousiasme c’est plus d’enthousiasme, plus de participation c’est plus de participation, plus d’art c’est plus d’art. Il serait stupide de ma part de ne pas me confronter à la question du financement, parce qu’elle se posera de toute façon, que je le veuille ou non. Et parce que, si ce n’est pas moi qui la pose, ce seront d’autres qui le feront. Mais alors il sera trop tard parce que ceci ou cela n’aura pas été pris en compte, parce que ceci ou cela sera trop cher, parce que ceci ou cela sera venu s’ajouter au reste. Ceci ou cela aura déjà été dépensé pour autre chose, et ceci ou cela ne pourra plus être couvert. Il sera trop tard. Il n’y a plus d’argent, et l’imbécile c’est moi – l’artiste –, parce que je ne me suis pas démené pour la prise en charge de mon travail, pour le financement de mon œuvre d’art, pour l’œuvre et pour l’art lui-même. Je suis l’imbécile parce que j’ai supposé que quelqu’un d’autre se poserait la question du coût de l’art. Alors que je le sais : c’est toujours moi qui paie en premier mon travail et je dois donc aussi être le premier à savoir combien il coûte. Il est inacceptable que l’œuvre d’art ne soit pas réalisée pour des raisons de coût ou qu’une partie seulement puisse être réalisée. J’en suis le premier responsable, le premier gardien, et je ne peux pas trahir mon travail, je n’en ai pas le droit : qu’il en coûte ce qu’il en coûte. Je dois être le premier à le savoir. C’est pourquoi je dois m’intéresser à tout ce qui touche au financement de mon travail. Et sur ces questions d’argent, je dois aussi me comporter en artiste, c’est-à-dire être quelqu’un qui se confronte à la réalité, au monde dans lequel il vit et à son époque.

 

X

Juillet 2017

Quel emplacement as-tu choisi pour la Robert Walser-Sculpture, et qu’est-ce qui le caractérise ?

Je veux installer la Robert Walser-Sculpture sur la place de la Gare de Bienne. Non que j’aie cherché ou choisi cette place, c’est plutôt qu’elle s’impose, qu’elle apparaît comme une évidence. Dans le processus de décision relatif au lieu, il y a ainsi eu une première évidence, à savoir installer le travail en un seul endroit de la ville au lieu de plusieurs. D’où la deuxième évidence : il faut que ce soit un lieu central. Il n’y a donc eu aucune recherche, rien à trouver ou à choisir. Mais il y a ma compétence artistique concernant la problématique du lieu public, les difficultés, le conflit, la complexité, la grâce, l’urgence, la beauté, les surprises, la nécessité et l’évidence absolue. Cette évidence absolue, c’est ici, à Bienne, la place de la Gare. Par exemple parce que Robert Walser, dans ses textes, ne cesse d’évoquer des contextes de gare, le départ, l’arrivée et le retour, des voyageurs qui se croisent ou se manquent à la gare. Il y a cette phrase magnifique de Robert Walser : « Je suis au centre du monde, c’est mon point de vue. » Voilà, ce « centre du monde », c’est la place de la Gare de Bienne.

Ce qu’il y a aussi d’évident, c’est que Robert Walser a depuis quelques années sa place du côté de la gare orienté vers le lac. C’est bien et légitime. J’écris sciemment ici côté lac, pour ne pas écrire « derrière la gare » ou « de l’autre côté de la gare », ce que j’entends souvent dire à Bienne pour localiser la place Robert-Walser. Pour moi, c’est donc une évidence de tenter de relier mentalement les deux côtés de la gare, également réunis par le passage souterrain, et de créer quelque chose qui abolisse le devant ou le derrière. Je veux créer un lien métaphysique entre la place de la Gare de Bienne et d’une part la précaire Robert Walser-Sculpture, d’autre part la place Robert-Walser permanente. Ou comme tu l’as dit une fois très justement : je veux « créer un renvoi » entre les deux places.

Une autre évidence, c’est que la place de la Gare de Bienne, comme toutes les places de gare du monde, est un non-lieu. Elle symbolise la non-localisation, choisie ou subie, car une place de gare n’appartient à personne. S’il existe encore quelque chose de l’ordre de l’espace public – qui se trouve aujourd’hui de plus en plus menacé –, c’est bien sur une place de gare. Et c’est aussi le cas à Bienne : un espace précaire, non garanti, fragile, magique, incertain, instable, indéterminé, vibrant, chargé d’énergie, utopique.

Une autre évidence encore, c’est que la Suisse dispose d’un réseau de transports publics (SBB/CFF/FFS) si dense et ramifié – et toutes les gares, même celles qui ne sont plus en service, en attestent –qu’ici peut naître la conscience d’être un·e démocrate et de vivre dans une démocratie – même imparfaite. Et ce qui est également évident, c’est que se trouve sur la place de la Gare la sculpture Vertschaupet! créée par Schang Hutter en 1978 pour l’Exposition suisse de sculpture, et qu’avec elle s’offre un autre lien : une poignée de main artistique au-delà de l’espace et du temps. Je veux que la sculpture permanente Vertschaupet! devienne la pierre angulaire de ma précaire Robert Walser-Sculpture sur la place de la Gare de Bienne. J’ai appris avec plaisir que Schang Hutter lui-même est un fan de Robert Walser.

 

XI

Août 2017

Dans le contexte de la Robert Walser-Sculpture, tu as aussi énoncé la possibilité d’un espace utopique, d’une architecture précaire utopique. Comment définirais-tu l’utopie aujourd’hui ? Quelle forme peut-elle prendre ? N’est-ce pas plutôt  avec l’implication du travail de rue (Gassenarbeit), d’un lieu de rencontre pour alcooliques et d’associations de migrants  une hétérotopie ?

L’utopie est pour moi une notion résolument positive. Car l’art est une utopie qui a pris forme, à laquelle a été donnée une forme, et je veux que la Robert Walser-Sculpture soit une œuvre d’art et donc une utopie. Utopie signifie : rêve, action, vie, espoir, innocence, nouveauté, énergie, courage, vision et avenir. L’utopie résiste à la sentimentalité, à l’illusionnisme, au narcissisme, à la neutralité, à la critique et au glamour. L’utopie résiste à la bonne ou à la mauvaise conscience et au compromis. Il n’y a pas de véritable œuvre d’art sans réflexions utopiques, sans vision utopique, sans dynamique utopique. Côtoyer une œuvre d’art, c’est toujours côtoyer l’utopie.

L’utopique dans le cas de la Robert Walser-Sculpture, c’est qu’elle repense Robert Walser, qu’elle suscite des rencontres, qu’elle est un événement et vise à forger une toute nouvelle forme d’art dans l’espace public. L’utopique dans le cas de la Robert Walser-Sculpture, c’est son principe de « présence et production », et non pas le travail avec les groupes que tu as nommés. Car ça, c’est la réalité. C’est ma réalité et notre réalité, la réalité du « public non exclusif » pour lequel je veux toujours travailler en tant qu’artiste. Ce « public non exclusif » n’est ni utopie ni hétérotopie, parce que j’en ai fait le choix dès le départ et l’ai déterminé moi-même. Travailler pour et avec le « public non exclusif », c’est ma décision, mon affirmation, ma mission, ma contribution à l’histoire de l’art et ma responsabilité. Ce qu’il y a de vraiment utopique dans la Robert Walser-Sculpture, c’est la présence sur place pendant toute la durée de l’événement d’une personne, qu’elle fasse partie du public ou des coopérant·es, qui veut tout le temps être là, peut l’être et doit l’être. Tout simplement parce que je suis moi aussi tout le temps présent, parce que je veux, peux et dois l’être. L’utopique, c’est que ma présence et ma production sont données, avec pour affirmation et espoir conséquents que l’autre sera également présent et produira quelque chose. L’utopique, c’est que sont créées l’invitation et les conditions nécessaires pour être toujours sur place comme je le suis moi-même. L’utopique, c’est que la Robert Walser-Sculpture offre l’espace et le temps permettant de produire quelque chose sur place pendant 87 jours, 12 heures par jour. Qu’elle offre la possibilité effective à quelqu’un d’être dans la Robert Walser-Sculpture et avec elle du premier au dernier instant et d’ y prendre part. L’utopique, c’est la possibilité même qu’un tel lieu puisse être créé. Imagine, chaque jour et toute la journée, une foule de Biennois·es dans la Robert Walser-Sculpture ! C’est mon rêve, c’est ma vision, c’est l’avenir. Ma mission en tant qu’artiste est de créer les conditions nécessaires à cela. Quant à savoir si quelqu’un sera effectivement présent sur place tout le temps et produira quelque chose, c’est une affirmation, c’est de l’art, une utopie.

Tout mon travail est précaire. Mais comme pour tout ce qui est précaire, il en va de la vie, de la survie, de la vie et de la mort. Je veux aussi de la pérennité. Mais pas à n’importe quel prix – par exemple à travers un objet, la « pensée à l’objet » ou quelque chose qui dure longtemps. Je veux de la pérennité à travers l’intensité, l’urgence, la nécessité, à travers l’« état éveillé » et « l’état attentif ». La pérennité ne renvoie pas à ce qui dure longtemps, elle résulte de l’intensité, de la subversion, de la brèche, de la transformation. L’art doit amener la transformation.

 

XII

Septembre 2017

Comment te démarques-tu du fonctionnement événementiel critiqué dans l’art ? Où se situe la frontière entre la création d’un réseau d’événements et la création artistique d’événements visant à mieux « vendre » l’art ?

Je veux générer un événement avec et par la Robert Walser-Sculpture. Générer un événement avec la Robert Walser-Sculpture, c’est mon challenge, ma mission et mon problème, et je dois créer les conditions requises. J’utilise ici sciemment le terme « événement » qui fait partie de mon vocabulaire et auquel je crois. Ce qu’il signifie pour moi ? « Événement » est un terme important, décisif et positif. Il est décisif parce qu’il est lié au noyau même de l’art. L’art crée un événement par lequel quelqu’un va changer. Un tableau d’Andy Warhol ou une sculpture de Joseph Beuys sont des événements. Tous deux m’ont fait changer. L’art est un événement quand il vient à moi, quand je le laisse venir à moi, quand il m’implique. Pour moi, c’est par exemple le cas avec Andy Warhol et Joseph Beuys. L’art est un événement quand il représente par sa forme ce qui vient. Quand, à son contact, quelque chose se produit. Quand, par ce contact, je viens au monde qui m’entoure. Quand, par ce contact, je vis dans le temps actuel et dans la réalité qui est la mienne.

C’est pourquoi je ne peux parler que pour moi et pas pour les autres. Je ne peux pas définir le terme « événement » pour les autres. Parce qu’en tant qu’artiste, je dois d’abord le définir, l’habiter moi-même. Pour qu’un événement puisse avoir lieu, je dois donner quelque chose qui est mien. Je dois donner quelque chose qui vient de mon moi propre et être libre vis-à-vis de ce moi. Un événement est une brèche, une incision, quelque chose qui remet tout en question, qui fait apparaître les choses sous un nouveau jour et les modifie. Un tel événement ne peut advenir que si je donne ma forme. Donner une forme est déterminant. Comme souvent dans l’art, c’est la clef. Je ne peux pas me dire que je pourrais organiser ou planifier un événement. Car quelque chose d’organisé ne change personne. Un véritable événement est le contraire de la consommation culturelle organisée. Un véritable événement ne peut être consommé parce qu’un événement implique celle ou celui pour qui il se produit. Un événement, c’est être impliqué. Comme une sculpture qui prend forme, un événement ne peut advenir que quand quelqu’un est impliqué. Un événement advient, se forme, se crée lui-même par l’implication. Et pour qu’il y ait implication, il faut que l’artiste même soit en premier impliqué·e, et cette implication se présente dans la forme donnée qui se concrétise. C’est « donner forme ».

Je n’ai donc pas à me démarquer de ce que tu nommes le « fonctionnement événementiel », mais je dois donner forme. Il faut une forme propre, généreuse, un espace et un temps sans limite pour autoriser le processus de création. L’art peut créer quelque chose de nouveau, d’imprévu, de non planifié, d’inimaginable, de jamais vu et d’impossible. C’est seulement si je m’en tiens à cette pensée que j’ai une chance de créer les conditions d’un événement par le biais de mon art. Pour cela, il me faut travailler, me battre et croire en la grâce.

 

XIII

Octobre 2017

Tu décris toujours l’implanifiable et l’inorganisable comme condition sine qua non de ton art dans l’espace public. Est-ce que ça ne concorde pas avec ce qui est fortuit ? Comment cette exigence de « donner forme » s’accorde-t-elle à ta volonté de laisser intervenir le hasard ?

Je ne veux rien laisser au hasard, car ce serait être passif, car ça n’entraîne aucun dialogue, ni aucune confrontation. Le hasard est une chose trop importante pour s’en remettre à lui. Il s’agit au contraire de tout préparer. Je veux tout préparer, tout planifier, je veux penser à tout, je veux devoir et vouloir penser à tout, à tout instant. Mais je dois pour cela – c’est ce qui est intéressant, déterminant et actif – être vigilant, sensible et ouvert à l’imprévu, au précaire, à l’incontrôlable, à l’inimaginable et au fortuit. Le fortuit ne fait sens que lorsqu’il survient vraiment par hasard et s’oppose d’une certaine manière à ma planification et à ma préparation, pas quand j’attends passivement de voir ou que je compte sur lui. Je dois penser l’inorganisable et l’implanifiable. Je dois penser ! Pour tout, je dois me préparer. À ce sujet, Joseph Beuys disait : « Je dois me préparer, encore et toujours préparer, et je dois faire en sorte que, toute ma vie, aucun instant n’échappe à la préparation. » N’est-ce pas formidable, très fin et juste ? Préparer quelque chose signifie penser à quelque chose, se consacrer à quelque chose, être passionné, avoir un projet, une idée, une vision. Cela veut dire : vouloir réaliser quelque chose. C’est seulement en préparant tout que je donne une chance à l’état de grâce. Ma préparation doit me permettre d’être prêt pour la grâce. En créer les conditions, c’est ma mission. Elle est aussi importante que le fait de donner forme. C’est tout simplement faire de l’art. Je ferai tout pour que la Robert Walser-Sculpture soit bien préparée.

 

XIV

Novembre 2017

Dans quelle mesure la Robert Walser-Sculpture sera un collage dans lequel tu assembles l’inconciliable ? Et en quoi est-ce une conception artistique en résonance avec notre époque ?

La Robert Walser-Sculpture est effectivement un collage à quatre dimensions. Je fais des collages bidimensionnels, mais aussi tridimensionnels et quadridimensionnels. Je pars toujours du bidimensionnel. L’important, c’est que je pars toujours des différentes dimensions d’un collage, aussi bien dans un espace fermé que dans l’espace public. Faire un collage, c’est simple et ça va vite. Ça fait plaisir, mais c’est en même temps suspect : c’est trop simple et ça va trop vite. Pour beaucoup, ce n’est pas sérieux, c’est jugé immature. C’est surtout quand on est jeune qu’on fait des collages. Mais un collage, c’est quelque chose qui résiste, qui échappe à tout contrôle, même au contrôle de celui qui le fait. Et c’est pareil pour la Robert Walser-Sculpture. Faire un collage comporte toujours une part d’égarement. Et c’est précisément ce qui m’intéresse, parce qu’aucun autre moyen d’expression n’a une telle force explosive. Un collage est chargé, il est toujours explosif. Dans un collage, je me trouve souvent comme un imbécile en tant qu’artiste, mais je dois précisément arriver à supporter cet « air d’imbécile ». Aucune autre technique n’est aussi universelle que le collage, car chacun de nous ou presque a déjà fait un collage dans sa vie. C’est ce qui fait la connexion et, en même temps, ça signifie que chacun de nous ou presque a déjà élaboré une image de notre monde. J’aime beaucoup faire des collages. C’est pour moi quelque chose de fondamental et d’essentiel. J’aime les collages de John Heartfield, ceux d’Hannah Höch, de Kurt Schwitters et, par-dessus tout, le collage tridimensionnel de Johannes Baader, le Grand-Plasto-Dio-Dada-Drama. Un collage est quelque chose d’universel et constitue une ouverture vers un « public non exclusif ». C’est là que réside l’explosif, qui dépasse l’actualité du moment, qui est intemporel et le reste. Je veux faire des collages qui soient l’évidence même. La Robert Walser-Sculpture doit être absolument évidente, manifeste et souveraine. Je suis confiant qu’elle existera pour elle-même. Ce qui est manifeste dans un collage, c’est qu’il crée un monde nouveau à partir d’éléments du monde existant. Qu’il relie ces différents éléments – comme dans le cas de la Robert Walser-Sculpture –, et qu’il s’agit d’éléments existants de notre monde existant. Je travaille avec ce qui existe mais je veux créer un monde nouveau en assemblant ce qui existe. Je veux composer une nouvelle image du monde dans le collage Robert Walser-Sculpture. Si je réussis à repenser Robert Walser, cette nouvelle image apparaît. C’est l’un de mes objectifs. Je dis oui au monde et à ses aspects négatifs. Je dis oui au monde dans lequel le négatif est aussi présent et dans lequel le noyau dur de la réalité, ce qui est négatif, n’est pas mis entre parenthèses. Je veux montrer ce noyau dur. Je veux m’intéresser au négatif, sans être cynique ni faire le malin. Je ne veux pas lui tourner le dos, détourner le regard ou me montrer hyper-sensible. Je veux être attentif et créer un nouveau monde, avec et dans le monde tel qu’il est. Faire un collage avec des éléments existants, avec la coopération de tous les Biennois·es, implique d’être d’accord avec le monde. Mais être d’accord ne signifie pas tout approuver. Être d’accord, c’est regarder, ne pas se détourner, faire de la résistance et tenir tête aux faits. C’est pourquoi le collage Robert Walser-Sculpture n’est ni une information, ni du journalisme, ni un commentaire. Il crée de la vérité et pour moi, en tant qu‘artiste, il s’agit de donner forme à cette vérité. Créer de la vérité – c’est ce dont nous avons besoin aujourd‘hui.

 

XV

Décembre 2017

Le combat politique pour le lieu de la Robert Walser-Sculpture a déjà commencé. Comment le perçois-tu, et dans quelle mesure est-il caractéristique de tes projets de « présence et production » dans l’espace public ?

Je ne le qualifierais pas de combat politique parce que j’ai mes idées sur ce qui est vraiment politique dans l’art. Les expressions « art politique », « art engagé », « artistes politiques » ou « artistes engagé·es » sont souvent utilisées aujourd’hui, bien que ces simplifications et raccourcis soient depuis longtemps dépassés. Il règne une grande confusion aujourd’hui quant à la question de ce qui est politique. Moi, ce qui m’intéresse, c’est ce qui fait le vraiment politique, le « Politique » avec un grand « P ». Ce Politique implique pour moi les questions suivantes : où est-ce que je me trouve ? Qu’est-ce que je veux ? Le « politique » avec un petit « p », ce sont des opinions, des commentaires et des arrangements de majorités. Ça ne m’intéresse pas. Car pour moi il s’agit de « faire politiquement de l’art », et non pas de faire de « l’art politique ». Cette phrase : « Faire politiquement de l’art – et non pas faire de l’art politique », je l’ai dérivée d’un propos de Jean-Luc Godard qui disait : « Il s’agit moins de faire des films politiques que de faire du cinéma politiquement. » Comme c’est vrai ! Et je pense que c’est précisément ce que je vise avec la Robert Walser-Sculpture. Comme tu le sais, ces deux dernières années, j’ai conduit à Bienne sept fieldworks d’une à deux semaines chacun. Comme prévu, je voulais faire la connaissance des Biennois·es et discuter des coopérations possibles. Ces fieldworks ont été efficaces. Au cours des entretiens menés dans ces périodes, j’ai pu impliquer 36 personnes ou groupes dans le projet. J’ai discuté à plusieurs reprises avec plus de 200 Biennois·es. Je me suis alors pleinement concentré sur ces discussions, avec parfois plus de dix rencontres par jour. J’ai pris cela très au sérieux et je l’ai fait avec plaisir parce que chacun de ces entretiens avait toujours un objet : quelque chose de commun, le projet, une vision, pour Bienne, pour une œuvre d’art, pour Robert Walser. C’est ça le « Politique », travailler pour quelque chose, lutter pour quelque chose, se porter garant de quelque chose. On peut considérer comme une faute ou un non-respect de la réalité locale le fait que j’aie négligé de parler avec ceux et celles qui s’opposent au projet. J’ai peut-être été trop désinvolte en ne m’adressant pas à ceux et celles qui, pour une raison ou une autre, sont contre la Robert Walser-Sculpture. J’ai ignoré avec désinvolture qu’on puisse être contre mon projet, contre moi, contre l’art ou foncièrement contre quelque chose. Je dois maintenant prendre connaissance de ces raisons et, au cours de cette année supplémentaire qui nous est octroyée par le report de la Robert Walser-Sculpture, déterminer où, par qui et pourquoi il y a une opposition à la Robert Walser-Sculpture. Dans les mois à venir, je veux et je dois engager toute mon énergie à débattre avec les Biennois·es opposé·es au projet. Sans négliger pour autant celles et ceux qui sont pour. C’est ainsi que je vois la continuation de mon fieldwork à Bienne.

 

XVI

Janvier 2018

Serait-il possible qu’à un moment tu acceptes aussi l’échec ? Et quel serait ce moment ? Si le projet ne peut pas avoir lieu ou si les choses ne se déroulent pas comme tu l’imagines ?

L’échec est un terme trop moraliste ou trop romantique. Je ne fais pas confiance à quelqu’un qui dit : « J’ai échoué. » Parce que c’est trop simple. Je préfère utiliser le terme de « défaite ». Je sais de quoi je parle car chacune de mes œuvres ou presque est la somme de beaucoup de défaites ou en comporte au moins une. Pour moi, il n’y a pas un moment d’échec, mais la défaite m’accompagne toujours, pendant tout mon travail. Et je sais où se situe la défaite dans le travail. Il n’y a pas de travail ou d’art sans défaite, du moins pas pour moi. Je dois constamment essuyer des défaites, même au tout début. J’ai toujours vu qu’il s’agissait de travailler et d’avancer au-delà des défaites. Je ne dis pas que je ne réussis pas aussi certaines choses parfois. Mais je sais qu’une œuvre ne réussit jamais complètement. C’est pourquoi mon travail – l’art – n’est jamais uniquement une défaite. Ce qui importe, c’est que je ne fasse pas dépendre mon travail d’artiste d’un résultat ou d’une réussite, ni d’une défaite non plus. Au fond, l’important c’est que mon travail se fasse en dépit des défaites, des erreurs et des manques. Parce que l’art doit exister en dépit de cela et emmener au-delà. J’ai toujours dû me battre pour mon travail, pour mon art, pour ma vision de l’art et j’ai essuyé beaucoup de défaites en cours de route. De toute façon, je n’ai pas le choix. Je suis un combattant. Et ça m’aide de savoir qu’il faut se battre pour tout art. Voilà pourquoi je dis : je suis un artiste, un travailleur, un soldat. Créer est un travail de dure lutte. La création résulte d’une crise. Elle ne se nourrit pas de satisfaction, d’aisance, de luxe. Comme disait Antonio Gramsci : « Il y a crise quand l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître. » La crise comporte un potentiel créatif insoupçonné, et quelque chose peut y être puisé qui va s’épanouir. Les moments de crise sont des moments de décision. C’est pourquoi faire de l’art, c’est prendre une décision et lutter pour cette décision. Je ne me bats donc jamais contre quelque chose, mais pour mon travail, pour ma position, pour mon art et l’art en général. Je ne dirais par conséquent jamais que cela vaut la peine de se battre. Quand je me bats, ce n’est pas pour obtenir quelque chose ni pour « vaincre » – une « victoire » est de toute façon incertaine – ; si je me bats, c’est parce que je dois me battre. Il ne s’agit pas d’être récompensé pour ce combat. Il ne s’agit pas de récompense. Je ne pense donc pas : « No pain, no gain ». Il s’agit bien plutôt de s’impliquer, de s’engager et d’être prêt à payer le prix pour cette implication et cet engagement. Quand je lutte pour quelque chose, la récompense ne peut pas être le résultat, la victoire, la réussite ou la défaite. La récompense, c’est le fait même que j’ai mené le combat, c’est qu’il y a eu combat et qu’on a fait de l’art. Je pense que chaque combattant·e sait cela.

 

XVII

Février 2018

Quelle crise a causé le report de la Robert Walser-Sculpture à 2019 ?

La fondation Expositions suisses de sculpture Bienne qui m’a invité a voulu – sans me demander ni même m’informer – couper en deux mon œuvre pour Bienne. Ça allait même plus loin, puisque cette coupure de la Robert Walser-Sculpture était déjà commentée dans la presse, ce à quoi j’ai immédiatement réagi en disant : « Personne ne coupe en deux mon travail ! » Je pense qu’aucun·e artiste ne peut tolérer une chose pareille et qu’on ne peut pas traiter l’art de la sorte. Mais je n’ai pas été pris au sérieux, et il ne m’est resté que le choix de placer la fondation devant cette alternative : soit je fais la Robert Walser-Sculpture dans une autre ville, dans un autre pays, sur un autre continent, soit l’inauguration de la Robert Walser-Sculpture est reportée à 2019, au même endroit, avec les mêmes dimensions et la même ambition.

 

XVIII

Mars 2018

Que s’est-il passé dans les jours et les semaines qui ont suivi l’annonce du report de la Robert Walser-Sculpture à 2019 et du prolongement de la phase préparatoire ? Qu’est-ce qui t’a surpris, réjoui ou déçu rétrospectivement dans les réactions des participant·es ?

Dans la mesure du possible, je voulais expliquer personnellement les raisons de ce report à tous les Biennois·es prêt·es à coopérer avec la Robert Walser-Sculpture. Dans cette optique, j’ai fait un fieldwork d’une semaine entière à Bienne. Il me semblait important, à ce moment critique, de faire acte de présence et de répondre de mon travail et de ma démarche. Je voulais que tous les partenaires apprennent directement de moi, l’artiste, les raisons qui ont conduit à une prolongation du projet. Je ne voulais pas que les gens l’apprennent de la presse ou de tierces personnes. Je voulais leur dire que j’avais des difficultés, qu’il y avait un gros problème avec mon projet et que mon œuvre était en danger. Je voulais expliquer personnellement à tous les gens concernés comment avait été prise la décision d’un report et pourquoi la prolongation était nécessaire pour moi en tant qu’artiste. Par ailleurs, je voulais souligner ma volonté de continuer à travailler avec ces personnes comme prévu et assurer que je comptais toujours sur leur coopération. Il s’agissait pour moi de démontrer que je continuais d’agir et de lutter pour mon projet, ma vision de l’art dans l’espace public et mon œuvre d’art. On peut continuer de compter sur mon engagement pour réaliser la Robert Walser-Sculpture en 2019, à l’emplacement prévu, aux dimensions initialement planifiées et pour la même durée. J’ai aussi essayé d’expliquer qu’une œuvre d’art dans l’espace public est parmi ce qu’il y a de plus beau mais que c’est aussi toujours difficile. Car il n’existe aucune garantie, aucune assurance absolues. Je pense avoir réussi à communiquer en toute crédibilité les raisons de ce report et du prolongement. J’ai été heureux de voir que tout le monde, sans exception, a fait preuve de compréhension pour le report et s’est montré prêt à poursuivre ce travail. C’était positif de remarquer que, si les Biennois·es étaient naturellement un peu déçu·es, s’étant réjoui·es de la Robert Walser-Sculpture pour 2018, la population restait néanmoins ouverte, compréhensive et positive devant les raisons ayant conduit à cette prolongation. C’est formidable que presque toutes les coopérations restent confirmées. Celles qui ne se prolongent pas sont empêchées pour des raisons organisationnelles, personnelles ou temporelles. Ce qui se comprend bien sûr. Je pense que c’était la bonne démarche d’informer les participant·es personnellement, de manière transparente et directe. C’est une bonne chose de dire : « J’ai des difficultés. Oui, moi aussi j’ai des problèmes. » Ainsi, tout le monde peut comprendre ce que la Robert Walser-Sculpture peut vraiment atteindre, et comment elle peut contribuer à un changement. Mais tout le monde peut aussi comprendre à quel point il est complexe et difficile de faire un tel travail.

 

 

Avril 2018

Qu’est-ce qui a réussi jusqu’ici dans la préparation de la Robert Walser-Sculpture ? Qu’est-ce que tu aurais aimé faire autrement compte tenu de la crise ? Ou bien les processus autour des grands projets d’art dans l’espace public se déroulent-ils toujours de manière comparable ?

À partir de mon expérience, je peux dire que les processus pour les œuvres dans l’espace public se déroulent toujours à peu près ainsi, c’est-à-dire : rien n’est garanti. Rien n’est absolument sûr. Rien ne se passe comme c’était prévu. Rien ne se passe comme on l’avait espéré ou planifié. Tout est toujours flou jusqu’au bout. Mais je sais en même temps : c’est ainsi que les choses doivent être, car il n’existe vraiment aucune garantie en ce qui concerne l’art dans l’espace public. C’est précisément ce qui est beau et formidable, ce qui est si difficile et complexe. Avec l’art dans l’espace public, il n’y a jamais ni échec total ni réussite totale non plus. Réussite et ratage sont étroitement liés, ils sont connexes. Ce qui ressemble à une réussite peut finalement signifier un échec et inversement. L’art dans l’espace public implique la confrontation, le conflit, la crise, la guerre. D’une certaine manière, faire la Robert Walser-Sculpture signifie conduire une guerre. Pour faire ce travail, je dois être un guerrier. Ce n’est naturellement pas une guerre contre quelque chose ou quelqu’un. C’est au contraire une guerre pour quelque chose – comme tout dans l’art est toujours pour quelque chose. La Robert Walser-Sculpture est un combat pour Robert Walser, pour sa signification et pour son souvenir. En même temps, c’est un combat de se décider pour l’emplacement de la sculpture, comme pour l’espace public et l’art en général. Il ne s’agit pas de comprendre le terme de « guerre » comme une provocation, mais de comprendre que sans confrontation, sans lutte et sans contact direct et frontal, on ne peut rien créer. En tout cas, je ne peux pas créer sans conflit, sans un combat, sans un hic, bien que le conflit en soi ne soit pas pour moi l’essentiel. Néanmoins, dans toutes mes œuvres réalisées dans l’espace public – et j’en compte presque 70 –, il y a eu des conflits, des problèmes, des difficultés, des impasses. C’est chaque fois l’expérience que j’ai faite. Je dois toujours me battre. Je n’ai jamais rien atteint sans me battre. Il faut s’escrimer pour y arriver. Mais j’aime bien lutter parce que c’est aussi lutter pour mon travail, pour ma position, pour ma conception de l’art, et finalement pour l’art. L’important c’est de conduire cette guerre, de livrer combat. Il ne s’agit pas de vouloir se poser en vainqueur, il s’agit bien plus – au-delà de la victoire ou de la défaite – d’affirmer sa vision et sa compréhension de l’art dans l’espace public, de le défendre et d’essayer de lui donner forme. Être un guerrier dans l’art signifie pour moi : prendre conscience que l’art est résistance. L’art est résistance en soi, car l’art résiste aux faits, il résiste aux habitudes politiques, esthétiques et culturelles. L’art figure le mouvement, l’art est positif. L’art figure l’intensité et la foi en l’art. Le travail sur la Robert Walser-Sculpture me le rappelle à chaque instant, dans chacune de ses phases. Il s’agit pour moi d’affirmer cela et de rester fidèle à moi-même, sans narcissisme, mais en étant attentif à ce qui est vraiment politique ici. Il y a peut-être des artistes qui arrivent à un résultat sans problème ni difficultés – je ne les connais pas. Au contraire, j’entends souvent les collègues dire qu’ils sont dans des situations comparables aux miennes. L’art dans l’espace public dépasse chacun et chacune, c’est un défi constant à soi-même. Je pense qu’il doit en être ainsi parce que les œuvres dans l’espace public m’obligent à entrer en contact avec le noyau dur de la réalité. Le noyau dur de la réalité entre en contact avec l’autre noyau dur de la réalité. Cette prise de contact n’est pas pacifique, elle n’est pas sans résistance, ni consensuelle. Des faits inconciliables, des visions divergentes, des interprétations et évaluations contraires de la vie entrent en collision directe. C’est un conflit. Le danger n’est cependant pas le conflit en soi, le danger pour l’artiste est de ne pas faire face à ce conflit, mais de reculer et de se laisser décourager ou neutraliser devant l’insoluble de ce choc. L’important est bien plutôt de faire des erreurs sans crainte et de lutter pour l’essentiel. L’essentiel n’est jamais d’éviter les erreurs ou de réduire les manques, l’essentiel est de donner forme. Je suis conscient des erreurs et des manques de mon travail. Mais je sais aussi qu’il s’agit de faire un travail qui s’impose comme forme en dépit de ses erreurs et de ses manques. Il s’agit de donner une forme qui rayonne au-delà des erreurs et des manques. C’est ce dont doit être capable la Robert Walser-Sculpture.

 

XX

Mai 2018

Que réponds-tu aux sceptiques qui pensent que Robert Walser lui-même n’apprécierait pas la Robert Walser-Sculpture ?

La question « Qu’en aurait pensé Robert Walser ? » est typiquement une question de journalistes. On pose une question, sans aucun courage, sans y mettre rien de soi, sans réflexion, seulement parce qu’une question doit être posée. Cette question est bête, médiocre et lâche. Bête parce qu’elle sous-entend que Robert Walser aurait préalablement prescrit quelque chose pour la réception de son œuvre. Et c’est justement une erreur, car Robert Walser n’a accrédité personne pour parler en son nom ou poser des questions en son nom. Par ailleurs, la question « Qu’en aurait pensé Robert Walser ? » suggère qu’il y aurait une forme typique de réception de Robert Walser. Elle indique ce qui « aurait plu » à Robert Walser. Insinuer cela, c’est non seulement le summum de l’irrespect, mais aussi une mécompréhension de l’auteurité. Laisser supposer cela, c’est idiot mais aussi injuste, parce que c’est précisément ce que je remets en question à travers toute la forme que je donne à mon travail. Si la question « Qu’en aurait pensé Robert Walser ? » était juste, elle impliquerait qu’il n’est fait justice à l’œuvre de Robert Walser que dans le cadre d’une certaine esthétique – et j’ai trop souvent vu dans le passé la forme de cette esthétique illustrative, exsangue et bien mince. La question est en outre médiocre parce que, comme souvent quand les journalistes posent des questions, la réponse ne les intéresse pas vraiment. Ils veulent en fait suggérer un désaccord fantaisiste et frivole de Robert Walser pour susciter une pseudo-polémique. Et pour finir, la question est lâche parce qu’elle se dissimule derrière une position inexistante de Robert Walser et qu’elle avance quelque chose sous le pauvre couvert d’une absence de point de vue personnel et d’une irréflexion sans courage. Robert Walser est mort, son œuvre vit, il ne pense rien de mon travail. Son œuvre continue de vivre sans lui, sans l’auteur. L’œuvre de Robert Walser continue de vivre avec moi et avec d’autres. C’est pourquoi la question à poser est inversée : « Qu’est-ce que je pense ? Quelle forme est-ce que je donne à ma pensée quant à l’œuvre de Robert Walser ? Que penses-tu ? Quelle forme donnes-tu à ta pensée quant à l’œuvre de Robert Walser ? » Il doit et il peut exister venant de chaque artiste une forme qui lui est propre, qui vient d’elle ou de lui, qui lui appartient tout à fait. Telle est ma mission aujourd’hui. Tel est le devoir de ceux qui vivent aujourd’hui. Tel est le problème de celui qui vit encore aujourd’hui, et la Robert Walser-Sculpture se prêtera au jugement de la critique d’art et de l’histoire de l’art.

 

XXI

Juin 2018

La collecte de fonds n’est pas encore terminée et un quart du budget n’est pas encore couvert. Quelle raison aurait selon toi un·e mécène de soutenir la Robert Walser-Sculpture ? Quelle signification potentielle a-t-elle pour Bienne, pour la Suisse et pour l’art ?

Un projet de « présence et production » aussi exigeant et ambitieux que la Robert Walser-Sculpture a un coût. La collecte de fonds est par conséquent depuis le début une tâche décisive. Je suis reconnaissant de toutes les contributions, grandes ou petites, pour la Robert Walser-Sculpture. Il existe des possibilités très diverses de soutenir financièrement cette œuvre. Je m’implique moi-même dans la collecte de fonds parce que je pense que, pour un travail auquel on croit en tant qu’artiste, il est légitime de chercher de l’argent et d’essayer d’impliquer dans le projet des donateur·trices quels que soient les sommes et les arrière-plans. Je ne peux promettre qu’une chose aux donateur·trices potentiel·les : je veux réaliser une œuvre d’art, je donnerai tout pour cette œuvre et je ne trahirai ni l’art, ni mon travail, ni ma position !

 

XXII

Juillet 2018

Compte tenu des résistances qu’il s’agit de vaincre pour la Robert Walser-Sculpture, comment envisages-tu aujourd’hui la possibilité d’un art critique ? Cette possibilité existe-t-elle encore seulement ? Alors que l’art critique est neutralisé dans le marché de l’art par sa marchandisation, dans l’espace public il est menacé de perdre sa force en raison des conditions administratives et des processus de vote. Comment vois-tu cela, toi qui travailles dans ces deux domaines ?

Si l’art se heurte à une résistance, c’est normal. C’est même bon signe. Cela signifie que l’art a encore du mordant, que l’art peut encore faire mal et avoir un impact. Il peut au moins susciter la résistance, si saugrenu que cela me paraisse à moi. Je suis le premier à savoir que l’art lui-même signifie résistance. L’art en soi est résistance. L’art résiste aux habitudes esthétiques, politiques, culturelles, et l’art résiste à toute récupération. C’est pourquoi je ne me plains jamais quand mon œuvre se heurte à des résistances. J’ai toujours su que cela faisait partie de la création artistique, et je sais que je ne suis pas seul et que je ne l’ai jamais été. Tout artiste peut témoigner de telles expériences. L’histoire de l’art aussi m’enseigne qu’il a toujours été difficile de faire de l’art, pas seulement dans l’espace public mais en général, toujours et partout. Considérer les choses autrement ne serait que du bavardage conjoncturel. Je pense à Meret Oppenheim et à Ferdinand Hodler, pour ne nommer que deux artistes suisses, et je pense aussi – je ne les oublie jamais –à tous les formidables artistes dont les œuvres ont été dénigrées, proscrites et détruites sous l’appellation d’« art dégénéré ». Ici l’histoire de l’art m’enseigne, à moi l’artiste, à considérer à sa juste dimension l’actualité artistique quotidienne à laquelle mon œuvre est exposée. Mais l’histoire de l’art m’enseigne aussi qu’il n’a jamais – vraiment jamais – été facile de faire de l’art, et je sais qu’il doit en être ainsi ! « Seules les choses faciles ont la part facile » est le titre d’un texte sur l’œuvre et la vie d’Emil Nolde. Comme ce titre est vrai et juste ! Comme il touche le point sensible ! Comme il est plein d’espérance, perspicace et clairvoyant. « Seules les choses faciles ont la part facile », c’est une affirmation et une prise de position, et c’est aussi la description d’un mouvement, d’une dynamique. Parce que ce « seules les choses faciles ont la part facile » en appelle à la grâce, au mystérieux de l’art, et ne s’en tient pas à des formules actuelles vides de sens comme « art critique », « art politique » ou « art engagé ». Je ne peux de toute façon pas faire miennes ces formules. Je ne les utilise jamais et je les rejette. En revanche, « seules les choses faciles ont la part facile » proclame que l’artiste peut être sauvé·e par le travail, à travers le travail et dans le travail. Comme cela a été le cas pour Emil Nolde, avec respect et distance. Mon œuvre n’a jamais eu la part facile non plus, pour moi non plus rien – hier, aujourd’hui, demain – n’est ni n’a été facile, je le sais. Ce qui me vient facilement, c’est ma croyance en l’art !

 

XXIII

Août 2018

D’un côté, tu t’obliges toi-même ces deux dernières années à un « engagement total » dans ton travail et, de l’autre, tu rejettes le terme d’« art engagé ». Pourquoi en fait ?

Je rejette effectivement le terme d’« art engagé » et je ne l’utilise jamais, parce qu’il n’est qu’un terme de journaliste. Aucun·e historien·ne de l’art compétent·e n’a jamais utilisé ce terme. Aucun artiste ne réfère à une classification aussi vide de sens. Pourquoi ? Parce que chaque artiste est totalement engagé·e avec et dans son travail. Je ne connais aucun·e artiste digne de ce nom qui ne soit pas engagé·e à 100 % dans son art. Personne n’arrive à rien sans un engagement total, et personne ne peut travailler toute une vie sans un engagement absolu. Cela vaut aussi pour moi : je suis engagé à 100 % dans mon travail, mais ni plus ni moins que d’autres, voilà pourquoi je ne suis pas un artiste engagé, mais tout simplement un artiste comme tous les autres. Tu vois que le terme d’« artiste engagé » ne prend pas, il n’a aucun mordant. Quand un ou une journaliste utilise le terme d’« art engagé » ou d’« artiste engagé·e », cela implique qu’il y aurait aussi de l’art « non engagé ». Seul quelqu’un qui ne sait rien de l’art et ignore l’histoire de l’art peut partir d’un tel principe. Sur ce point, du moins, l’histoire de l’art pourrait être éclairante et aider – si l’on s’y intéresse – à préciser certains termes. Je rejette aussi le terme d’« art engagé » ou d’« artiste engagé·e » parce qu’en l’utilisant, on prétend que l’art véritable est l’art « non engagé ». Quand on parle d’« art engagé », on ne parle pas d’art mais uniquement d’« engagement », sinon on parlerait d’« art ». L’« art engagé » est donc la négation de l’art, de cet art. On fait comme si la problématique était l’engagement. Mais la problématique reste toujours l’art, l’engagement n’étant que sa condition. Pourquoi utiliser les termes « engagé », « politique », « critique » quand on croit à la force propre, la force originelle, la force en soi de l’art ? Pour moi, il est clair que quiconque croit en l’art n’a nul besoin de ces notions vides. Je pense qu’on dit « engagé » parce qu’on ne veut pas prendre position et qu’on a besoin d’un terme qui ne fasse de mal à personne. Quiconque utilise ce terme tente de s’épargner une prise de position et de se cacher derrière une classification dépourvue de sens. L’utilisation du terme « art engagé » montre qu’au lieu d’oser un jugement, on fait appel à une classification sans courage. On évite d’avoir à payer le prix d’un jugement personnel et libre, on n’ose pas juger et au lieu de cela on ergote. On ne veut pas se risquer à dire si une œuvre est maladroite, insignifiante, médiocre ou s’il s’agit d’une œuvre pérenne, forte, de qualité. Nous savons que pour porter un tel jugement, il faut de la sensibilité, de l’intuition, de la conviction, de la clairvoyance et du courage.

 

XXIV

Septembre 2018

Pourquoi rejettes-tu également le terme d’« art critique » ? C’est un attribut traditionnel de l’art que de vouloir créer de la conscience. Cela peut conduire à une pensée critique, et ce n’est pas là quelque chose qu’il faille rejeter. Quelles sont donc les raisons de ton rejet et, par ailleurs, quel serait le potentiel d’un art induisant une pensée critique ?

Je rejette le terme d’« art critique » parce que ceux et celles qui l’utilisent – des journalistes le plus souvent – suggèrent qu’il existe un « art non critique ». Et ça, c’est un non-sens car tout art est critique, doit être critique, sans quoi ce n’est pas de l’art mais de la décoration, de la mode ou de l’architecture. Il n’y a donc pas d’art « non critique ». C’est aussi simple que ça. Par conséquent, quand quelqu’un avance l’argument d’un « art critique », c’est toujours le signe d’un manque de confiance en l’art. Une absence de confiance en la force de l’art, qui est de pouvoir changer quelque chose, susciter une transformation en chaque individu. J’ai confiance en l’art parce que je sais que l’art – parce qu’il est art – peut tout éclairer d’un jour nouveau. J’ai confiance en la force de l’art parce que l’art en tant qu’art peut impliquer tout individu d’égal à égal. Comme j’ai confiance en l’art et comme je crois à sa force et à son pouvoir, il s’agit toujours pour moi d’élaborer avec l’art un « corps critique ». Élaborer un « corps critique » signifie donner une forme qui, en tant que forme nouvelle, critique les formes existantes. Cela signifie aussi donner une forme nouvelle qui, parce qu’elle est forme nouvelle, s’expose à la critique. Mon travail doit donc être critiquable et je dois être prêt à admettre la critique. Ceci dit, mon travail est souvent critiqué, souvent injustement, vaguement, superficiellement, mais il doit en être ainsi. Car je dois moi, l’artiste, savoir pourquoi je pense ce que je pense, pourquoi je fais ce que je fais et pourquoi je fais dans mon travail de l’art tel que je le fais. Au fond, élaborer un « corps critique » c’est donner une forme qui, en tant que forme, est dans un état critique. Est dans un état critique ce qui vit, veut vivre, mais se trouve aussi entre la vie et la mort dans un état précaire. Si je peux élaborer un « corps critique » avec mon travail, mon art est alors tout autre chose que ce qui pourrait être platement qualifié d’« art critique » ou d’« art non critique ». Élaborer un « corps critique » est ma mission – un « corps non critique » n’existe pas, car ce serait un corps mort.

 

XXV

Octobre 2018

Ta Robert Walser-Sculpture est un lieu de rencontres, d’échanges et d’événements. Quel est cet espace du point de vue de la communauté ? La sculpture crée-t-elle une communauté par consensus ? Est-elle de ce fait un lieu utopique dans l’optique d’une démocratie idéale ? Ou la Robert Walser-Sculpture est-elle ce que Chantal Mouffe appelle « un espace agonistique » – un espace dans lequel nous apprenons précisément à supporter l’altérité, la différence ?

Évidemment, c’est beau d’avoir un lieu où vivre et supporter l’altérité et la différence, et j’espère que c’est le cas dans la Robert Walser-Sculpture. Mais moi, en tant qu’artiste, je pars toujours de mes propres objectifs. Et j’ai quatre objectifs propres pour la Robert Walser-Sculpture : créer un monument pour Robert Walser ; repenser Robert Walser ; susciter des rencontres ; et faire advenir un événement, créer un nouveau concept de sculpture dans l’espace public. Mon ambition est d’atteindre ces quatre objectifs. Je pars comme toujours d’une exigence sans limites et de l’affirmation incommensurable de l’art. Je veux donner une nouvelle forme à cette affirmation et à cette exigence. Je n’illustre rien, je dois donner forme et je ne veux pas m’appuyer sur la pensée – même si elle aussi précieuse que celle de Chantal Mouffe. Je veux donner à mon travail une forme qui vienne de mon moi profond, d’où mes quatre objectifs et d’où aussi mon mot d’ordre inspiré d’Hélio Oiticica : « Be an outsider! Be a hero! Be Robert Walser! », qui m’orientera et me conduira à travers l’œuvre. Je veux et je dois donner une forme à ce mot d’ordre. C’est mon affirmation et mon exigence, et l’art est pour cela mon outil. L’art est pour moi un outil pour découvrir le monde, faire l’expérience de l’époque dans laquelle je vis et me confronter à la réalité qui m’entoure. L’art est aussi un outil parce que je peux grâce à lui initier un processus émancipateur individuel et collectif. C’est ce sur quoi je me fonde dans et avec mon travail, et je crois qu’il est encore possible aujourd’hui, par le biais de l’art, de faire une expérience esthétique et libératrice. C’est sur ces critères que je veux et dois juger la Robert Walser-Sculpture.

 

XXVI

Décembre 2018

Nous sommes maintenant à quatre mois du début de la mise en place de la Robert Walser-Sculpture. Le permis de construire a été délivré, la patience et des échanges intensifs ont permis de modérer les résistances. Quelques opposant·es ont été intégré·es au projet. Ce qui n’est pas encore atteint à ce jour, c’est l’intégralité du financement du projet. Quelles réflexions et quels sentiments cela suscite-t-il chez toi ?

Nous continuons de chercher de l’argent pour le financement de la Robert Walser-Sculpture. Je continuerai moi-même aussi la recherche jusqu’à ce que toutes les parties du projet soient financées. Je connais l’adage : « L’argent est le nerf de la guerre », et je sais qu’il est pertinent, y compris pour une œuvre comme la Robert Walser-Sculpture. Le financement d’un projet aussi ambitieux est très important, et un grand nombre de choses en dépend, un très grand nombre – mais pas tout ; précisément parce qu’il y va de beaucoup d’argent, il s’agit de ne pas perdre la tête, de garder son sang-froid, de ne pas céder à la panique, même si le financement complet – comme dans notre cas – n’est pas encore assuré. Car il doit en être ainsi, voilà tout ! Avec la Robert Walser-Sculpture, je veux créer une œuvre précaire, instable, incertaine, sans garantie. Je veux créer une œuvre qui, dans toute sa fragilité, ne remplisse aucune fonction connue, une œuvre qui se passe de résultats mesurables. Je veux réaliser une sculpture qui offre un espace et du temps pour la grâce, qui permettent des instants en état de grâce. Je veux faire une œuvre ouverte et prête à laisser advenir des instants de grâce. Mais ces instants ne peuvent être ni planifiés, ni provoqués. Il s’agit bien plus pour moi d’être éveillé, sensible et attentif pour être ému par la grâce. Et je sais que ces instants ne peuvent être ni documentés ni retenus. Ce que je peux, en revanche, c’est être témoin de ces moments, être pleinement conscient pour eux, et je peux aussi affiner mon œuvre par le souvenir des instants de grâce antérieurs. En restant vigilant, je sais que la grâce peut advenir, indépendamment des réussites ou des défaites. La grâce peut avoir sa place même dans quelque chose qui ne réussit pas. Concrètement, cela veut dire qu’en tant qu’artiste, je dois me perdre dans et avec mon travail. C’est-à-dire que je dois éprouver cette perte comme étant la seule compétence. Me perdre dans et avec mon travail doit être la seule compétence qui permet à l’artiste que je suis de réaliser son œuvre ! Simone Weil a écrit cette phrase merveilleuse : « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait ce vide[3]. » C’est pour la grâce dans et avec la Robert Walser- Sculpture que je veux œuvrer et lutter, et je dois être ouvert et prêt pour elle. Comment dès lors tout calculer et financer à l’avance ? Comment tout prévoir et tout planifier ?

 

XXVII

Janvier 2019

Tu parles souvent de grâce et d’état de grâce – des expressions plutôt surprenantes dans le discours actuel sur l’art et que j’associe spontanément, en tant qu’historienne de l’art, à une qualité esthétique évoquant plutôt ce qui est ravissant. C’est-à-dire quelque chose qui a plus à voir avec le rococo qu’avec notre époque. Que recouvrent précisément ces termes pour toi ? Et à quelles autres sources te réfères-tu, outre Simone Weil ?

J’ai toujours su que l’artiste devait appeler de ses vœux la grâce, se fier à la grâce et tendre vers la grâce. Sur ma to-do list est inscrit depuis des années déjà : « Je dois être prêt à laisser la grâce m’émouvoir ». Ça m’est parfaitement égal qu’on en rie ou que quelqu’un pense que je ne sais rien de la grâce ni de l’état de grâce, parce que je sais de quoi je parle en faisant mon travail, en faisant de l’art. La « grâce » est une notion importante parce qu’elle prépare, inaugure, autorise quelque chose, parce qu’elle est « ce qui vient ». Et pour dire oui à la grâce, il faut être courageux et compétent. Je prétends savoir dans mon travail, avec ma forme et par ma position ce que c’est que d’être compétent en ce qui concerne la grâce. Je sais que rien ne va sans grâce ou sans un instant de grâce quand je travaille dans un espace public et, qu’en plus, je souhaite impliquer un « public non exclusif ». Je sais aussi que la grâce, c’est dur comme notion. Il faut supporter cette « grâce ». Quelque chose de « dur » est quelque chose d’immanent, quelque chose qui répugne à être récupéré, quelque chose qui oppose une résistance. La véritable grâce est hardcore, inflexible. Ce qui est mou ne m’intéresse pas de toute façon. Du reste, ce qui est « gracieux » n’est pas mou. Et il s’agit aussi de vouloir traduire les termes « grâce » ou « état de grâce » – précisément parce qu’ils sont dépassés. Pour moi, la « grâce » est associée à d’autres termes positifs comme le rêve, l’espoir, l’aptitude au sacrifice, l’aveuglement, se servir de soi-même comme d’une arme, la justice, l’infini, l’absolu, la vérité, la dignité, la foi, la générosité, l’éthique, l’énergie, la puissance, la mission. Et je ne confonds pas l’esthétique et la forme, car la grâce, l’état de grâce relèvent clairement de la forme. Quelque chose qui est « gracieux » ou « plein de grâce » ne l’est jamais pour moi d’un point de vue esthétique. Simone Weil, dont j’ai découvert l’œuvre depuis peu, écrit : « La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait ce vide. » J’ai découvert la pensée de Simone Weil dans le cadre des recherches que j’ai conduites pour ma conférence « Grace and Gravity ». J’ai parlé dans cette conférence de la signification de la grâce dans mon œuvre et j’ai montré quand et comment elle est apparue dans mon travail. En ma qualité de témoin, j’ai rendu compte de ces instants de grâce dans mon travail. Je n’ai illustré ni la grâce ni l’état de grâce, et je ne les ai pas utilisés non plus comme documentation ou justification. La grâce n’a absolument rien à voir avec le rococo : un patriarche industriel italien qui était compromis dans un scandale financier et s’est suicidé a laissé un seul mot sur sa carte de visite : GRAZIE.

XXVIII

Février 2019

Dans les entretiens publics autour de la Robert Walser-Sculpture, mais aussi dans tes conférences, on remarque que tu utilises un vocabulaire à connotation nettement spirituelle ou religieuse. « Grâce » et « état de grâce » en font partie, mais aussi l’évocation récurrente de ta « mission », que tu présentes effectivement aux gens comme un missionnaire. Quelle est ta position là-dessus ? Cela ne te dérange pas que la mission soit perçue comme un concept négatif dans notre ère postcoloniale ? Pourquoi un artiste devrait-il aussi être un missionnaire ?

Ce qui ne me dérange pas, en tout cas, c’est que quelqu’un ait quelque chose à redire à mon vocabulaire ou que des termes que j’emploie soient critiqués. Car cela signifie au moins que je n’utilise pas le vocabulaire courant stéréotypé, que j’utilise des termes qui me parlent, qui sont signifiants pour moi, plutôt que des termes qui me sont dictés ou qui sont en usage dans le discours actuel sur l’art. Quand je parle d’une ou de ma « mission », c’est tout à fait sciemment. Dans n’importe quel film, dans n’importe quelle série télé, les gens ont aujourd’hui une mission. Pourquoi pas les artistes ? Avoir une mission n’est pas en lien avec la religion, mais avec le fait d’avoir une idée, un plan, un projet, une vision, une utopie. Je pars toujours de ma mission, c’est-à-dire de la mission que je me suis donné à moi-même, que j’ai moi-même inventée, moi-même créée. Je n’ai jamais pensé qu’un·e artiste devait missionner, mais je suis toujours parti du principe que l’artiste a une mission. Et j’ai fait moi-même l’expérience qu’avoir une mission en tant qu’artiste est ou peut être déterminant. Ce qui est déterminant, c’est que rien n’est alors plus simple, plus facile, ni plus aisé, mais que tout est clair. Il est clair que je dois remplir ma mission par-delà la vie et la mort. J’admire les artistes, les gens dans le monde de l’art ou foncièrement tous les gens qui ont une mission. Quand quelqu’un se consacre pleinement à une mission, cela dégage quelque chose de beau, d’absolu – je pense à Emma Kunz, à Robert Walser, à Harald Szeemann ou Hannah Arendt. Je pense qu’il n’y a rien de plus beau que quand quelqu’un est tout à fait comblé par sa mission, quelle qu’elle soit. Lorsque je pense à des gens qui ont une mission ou l’ont déjà rempli, c’est toujours avec admiration. Pour moi, une « mission », c’est se battre pour quelque chose, répondre de quelque chose, s’engager totalement pour quelque chose, et s’engager tellement que la réussite ou la défaite de la mission n’est pas le plus important. Dans la notion de « mission » résonne aussi toujours l’idée de « mission impossible », et cette expression montre clairement pourquoi cela a du sens aujourd’hui d’avoir une mission. Parce que, justement, il ne s’agit pas de savoir si quelque chose est possible ou impossible, mais d’avoir ou pas une mission. L’impossible, c’est ce qui rend la notion de « mission » intéressante. Le possible en revanche est ennuyeux. Avoir une mission n’a donc rien à voir avec le fait de missionner, cela se rapproche davantage de la notion de soldat. L’homme ou la femme soldat accepte une mission, même impossible ; et je ne peux pas me représenter une œuvre comme la Robert Walser-Sculpture autrement que comme une « mission impossible » !

Je veux préciser ici que si j’utilise des termes comme « mission » ou « grâce », si j’essaie dans mes textes et conférences d’être exact et d’affirmer les choses, c’est parce que je pense qu’en art, il s’agit d’affirmer, d’affirmer la forme. Et non pas parce que je pense savoir ou connaître la « vérité ». En tant qu’artiste, je suis prêt à payer pour cette affirmation de la forme et l’insistance que j’y mets. Même si – comme tout le monde – j’ai aussi mes doutes. Mais je refuse de cultiver mes doutes, d’en faire des arguments ou même d’en tirer une plus-value artistique (l’artiste étant considéré·e comme celle ou celui qui doute par excellence). Je refuse, dans mes écrits ou mes conférences, de constamment devoir m’excuser ou formuler mes doutes. Je refuse de ne pas avoir à ou de ne pas pouvoir m’exprimer clairement et intelligiblement sous le prétexte que je suis un artiste. Ma mission est de « donner forme », de donner une forme qui m’est tout à fait propre – y compris dans le langage. Ma mission est de faire une œuvre qui compose un « corps critique » et de travailler pour un « public non exclusif ».

 

XXIX

Mars 2019

Tu es contre la médiation classique de l’art et, dans ce contexte, tu as déjà fait référence au texte Le maître ignorant de Jacques . Quel type de médiation te semble appropriée dans le cas de la Robert Walser-Sculpture et pourquoi ?

La Robert Walser-Sculpture est faite avec et pour les Biennois·es. Comme je l’avais annoncé, j’ai essayé de convier dans cette sculpture le « public non exclusif » de Bienne, de l’impliquer dans cette œuvre, et c’est pourquoi tous les gens qui auront participé à cette œuvre en seront des auteur·es. Les auteur·es n’ont pas besoin de médiation, de sorte que la question de la médiation artistique ne se pose pas dans le cas de la Robert Walser-Sculpture. Là où toutes celles et tous ceux qui participent sont actrices et acteurs de l’œuvre, et sont au courant de ce qu’est cette œuvre, il n’est plus besoin de médiation, et si un·e visiteur·euse a des questions, l’auteur·e est en mesure de lui donner les réponses. Chacun·e sait parler de l’œuvre de son propre point de vue et peut raconter sa propre expérience de l’œuvre. Il y aura par conséquent des récits multiples et divers dans et sur la Robert Walser-Sculpture. Personne ne l’appréhende de la même manière, c’est ce qui est beau. C’est une part importante de la mise en place de la sculpture et c’est ce qui en fait entre autre la nouveauté.

Voilà pourquoi ce n’est pas une personne précise, un médiateur ou une médiatrice artistique qui est habilité·e à informer sur l’œuvre. Chacun·e est au contraire encouragé·e à en faire sa propre expérience et à communiquer cette expérience. Car dans le cas de la Robert Walser-Sculpture, il s’agit comme pour toute œuvre d’art de faire une expérience. Or, cette expérience ne peut être faite que par la personne concernée, qui doit pour cela oser quelque chose, risquer quelque chose, risquer son être propre. Une médiation n’est donc jamais une expérience et, inversement, une véritable expérience ne peut pas faire l’objet d’une médiation. Le terme de médiation artistique est par conséquent vide de sens, car l’art ne peut pas faire l’objet d’une médiation, il n’est accessible que par l’expérience. Le terme est illusoire parce qu’il avance quelque chose qui n’existe pas et qui n’est pas nécessaire : car l’art, parce qu’il est art, peut s’adresser directement à chaque individu sur un pied d’égalité. L’art peut provoquer un dialogue ou une confrontation d’égal à égal. L’art peut, sans commentaire, sans argument, sans information, susciter une transformation chez le public ; et parce qu’il est en soi, il ne peut donc pas faire l’objet d’une médiation. Avec une médiation, on empêche le public – sciemment ou inconsciemment – de faire une expérience. La médiation artistique actuelle est soit consumériste (on peut l’acheter, il faut la payer), dissociatrice (elle établit une distance entre l’œuvre et le public) ou condescendante (les médiateur·trices artistiques sont des spécialistes). Or, l’art n’a nul besoin de spécialistes – il a besoin de curateurs et de curatrices qui ont pour fonction première de connaître l’art, de connaître les positions artistiques et, entre cent ou mille, de prendre une décision en faveur d’une position ou d’une autre. Je dis « prendre une décision » et non pas « choisir », parce qu’une telle prise de décision a toujours un coût pour eux aussi. Le curateur ou la curatrice prend donc une décision en exposant l’une ou l’autre position ou en invitant l’un·e ou l’autre artiste à faire son travail. Comme tu l’as fait toi en m’invitant à Bienne, en prenant une décision en faveur de mon travail, de ma position, de mon art. Par cette prise de décision, tu deviens une médiatrice de mon travail, de ma position, de mon art – non pas par des mots, des arguments ou des explications, mais par ta seule décision. Et il doit en être ainsi ! Telle est la vraie médiation artistique, tels sont le véritable travail et la responsabilité effective du curateur ou de la curatrice. En prenant la décision d’exposer une position, il ou elle fait un travail de médiation. Une véritable médiation n’est par conséquent jamais un acte quelconque ; elle doit au contraire être un engagement total. Parmi un nombre illimité de positions artistiques, prendre une décision en faveur d’un travail précis qui fait sens pour le curateur ou la curatrice est déterminant. Et c’est seulement parce que le curateur ou la curatrice a pris une décision en faveur de cette position plutôt que d’une autre que l’œuvre peut rayonner dans le monde et que le dialogue ou la confrontation peuvent avoir lieu. La vraie médiation artistique et son objet résident dans cette prise de décision si importante et cruciale par le curateur et la curatrice. Aucune autre médiation n’est donc nécessaire. Le travail de la curatrice ou du curateur est fait, et il revient ensuite à l’artiste de prendre position ou non par rapport à son travail. L’expérience montre que ce sont toujours les artistes qui ont le plus de choses à dire sur leur œuvre et qui s’expriment le plus clairement sur leur propre travail. Les artistes le font à leur manière très personnelle, ce qui est déjà une part de leur propos. Les spécialistes avancent parfois que les artistes ne savent pas bien s’exprimer ou qu’ils se refusent à parler de leur travail. Si c’est le cas, il faut le respecter et prendre au sérieux cette carence dans l’expression ou ce refus de parler de son travail. Ce que j’apprends de plus important du travail de mes collègues artistes, c’est ce qu’ils ou elles en disent. C’est aussi pour cela que je suis convaincu que dans le cas de la Robert Walser-Sculpture – une œuvre qui n’est possible que grâce à l’implication des Biennois·es –, les meilleures réponses aux questions qui se poseront viendront de celles et ceux qui y sont impliqué·es, moi compris. La Robert Walser-Sculpture est une expérience et le deviendra.

 

 

 

[1] Pour les explications de Thomas Hirschhorn à ce sujet, cf. chapitre XXVII, janvier 2019, p. 35 et suiv.

[2] Acronyme de la phrase allemande « Jede·r kann mitmachen », c’est-à-dire : tout le monde peut participer.

[3] Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce, Paris, Plon, 1947, p. 18.