“Eternal Ruins” (2020) – [fra]
Une ruine est une forme, une forme éternelle. Une ruine – en tant que forme dans le monde, dans ce monde fragmenté, est à considérer comme élément constitutif du temps, temps du passé, momentané, ou futur. Une ruine partage avec toutes les autres ruines la qualité d’être ruine. Chaque ruine donne corps à la dimension temporelle en tant que telle. Chaque ruine mène hors du temps et signifie ‘l’Eternel’. Chaque ruine dit quelque chose et porte la forme de son propre désastre. Chaque ruine a sa raison spécifique d’être ruine et sa propre Histoire de devenir ruine. Aujourd’hui, nous vivons une époque d’une incroyable augmentation de ruines contemporaines. D’où mon intérêt pour cette redondance de ruines qui chaque jour se renouvèlent, et ma préoccupation – au-delà d’une approche esthétique ou fétichiste, pour les ruines actuelles – et antiques. Donner forme par et avec le sujet ‘Ruines’ m’intéresse depuis longtemps, et je veux établir dans mon travail un corps critique – le noyau d’une pratique artistique. La magnifique phrase d’Antonio Gramsci dans ses “Cahiers de Prison” : «La destruction est difficile, en effet elle est aussi difficile que la création» est ma ligne de conduite. Sa phrase est un encouragement à produire mon travail, car créer et inventer quelque chose est vraiment difficile. Toucher l’autre par exemple, le public non-exclusif, est véritablement difficile, c’est pourquoi je veux que mon travail reste en surface, là où peut s’établir un contact. Car je suis convaincu que lorsqu’un travail offre une surface de contact et touche ainsi la superficialité, alors seulement le public, le public non-exclusif, peut avoir une chance d’atteindre sa profondeur et être impliqué.
Cette nouvelle série de travaux présentée dans l’exposition “Eternal Ruins” à la Galerie Chantal Crousel est un hommage à Simone Weil. J’ai découvert le travail de Simone Weil seulement récemment. Je connaissais son nom mais une sorte de refus simpliste de la supposée “chrétienté” de son travail m’a tenu ignorant et réticent. Ce n’est pas une excuse bien sûr, mais les commentaires condescendants de Georges Bataille sur son travail m’ont peut-être aussi influencé. Ainsi, quand E.A.T. 2019 m’a demandé il y a un peu plus d’un an d’intervenir dans un symposium nommé «Grâce et Gravité», j’ai commencé à lire des textes de Simone Weil – tout d’abord “Grace et Gravité” – et j’ai été pour la première fois en contact avec quelques-unes de ses idées. J’ai été tout de suite touché par sa position, son courage, sa détermination, son engagement, son style – tranché et direct, mystique et logique. J’aime qu’elle soit une combattante, une guérisseuse, une sainte – une sainte profane, une extrémiste, une penseuse, une lumière. J’aime le fait que sa pensée soit radicale, entière, politique, concentrée, spirituelle, hypercomplexe. C’est tout ce que j’aime dans la philosophie, car cela veut dire, se confronter à une pensée que jamais je n’aurais cru pouvoir penser. J’aime comme elle éclaire et pointe l’importance du ‘travail’, de la ‘vérité’, et de la ‘pureté’. J’aime comment Simone Weil se tient debout, seule, libre, ouvertement dirigée vers le monde, faisant face – par son travail – à la réalité du moment au-delà du moment historique. Son exemplarité et son implication imposent l’admiration. La pensée et la vie de Simone Weil représentent puissance et vulnérabilité – la véritable force. La force de l’âme, car elle a reconnu l’âme comme force constitutive de l’être humain, ainsi que le pouvoir de sa propre âme comme une force. La philosophie de Simone Weil est véritablement artistique, plastique, physique, elle est en mouvement, c’est une forme nouvelle. Elle agit comme une activiste, dans son travail et dans sa vie, et c’est cet absolu que j’admire chez elle, qui apporte la beauté à sa pensée. Comme artiste Simone Weil expérimente, elle partage avec nous cette expérience, l’impensable, la beauté, l’incommensurable, la joie, la souffrance et l’impossible. Et c’est là de nouveau, que je vois ‘L’amitié entre Art et Philosophie’.
Depuis des années j’utilisais la notion de ‘Grâce’ dans mon travail, la devise ‘compter sur la Grâce’ me guidait quand je me sentais perdu dans des moments de doutes et d’épuisement comme récemment avec la “Robert Walser-Sculpture”. A chaque Nouvel An j’écris dans mes résolutions : “Je dois être touché par la Grâce dans mon travail”. La notion de Grâce compte donc pour moi, et je veux toujours créer dans mon travail des ouvertures pour la Grâce. La Grâce n’advient que d’elle-même – par l’Art. De tels ‘Moments de Grâce’ témoignent de la puissance de l’Art comme acte de transformation. La Grâce s’offre elle-même – d’elle-même, la Grâce ne peut être prévue ou provoquée. Pour toucher la Grâce je dois être éveillé, alerte, sensible, et attentif. Je dois accepter sa précarité et son incertitude, et admettre que la Grâce ne se mesure pas et ne peut être garantie. La Grâce n’est pas une chose qu’on puisse documenter ou dont on pourrait mesurer le résultat. Car la Grâce existe justement au-delà du succès ou de l’échec. Dans l’échec, il peut aussi y avoir de la Grâce. “La grâce comble, mais elle ne peut entrer que là où il y a un vide pour la recevoir, et c’est elle qui fait ce vide.” (Simone Weil dans “La Pesanteur”, Cahiers 2). Son texte «Grâce et Gravité» est un texte magnifique, puissant et chargé. Simone Weil explique l’interaction entre Gravité et Grâce. Le choix de ces deux termes et la discussion de leur interdépendance est une invitation audacieuse à penser par soi-même. Je me sens impliqué, invité à la rejoindre dans les nuages de pensée qu’elle est en train d’élaborer. Ces nuages de pensée flottent – hors gravité – dans le ciel. Ils flottent en apesanteur et résistent à l’incontournable poids de la réalité d’aujourd’hui, ils créent ainsi leur propre réalité. Légers mais puissants, convaincants et dynamiques. En mouvement. Se constituant et s’évaporant comme les nuages sont transportés par le vent de notre réalité. La philosophie de Simone Weil peut se comparer aux puissants Cahiers d’Antonio Gramsci. Si leurs écrits sont si touchants et inaliénés, serait-ce parce qu’ils ont été conçus non comme un livre fini, mais sous forme de lettres, d’anthologies, de notes brèves, ou même de phrase inachevées? J’aime l’écriture fragmentée de Simone Weil, j’aime la part mystique de ses écrits, il y a une dimension guérisseuse, la tentative – par l’élaboration d’une pensée – de guérir le monde, et c’est en soi, un encouragement. Je veux comprendre ses citations, ses phrases et mots, et chaque fragment comme une part de la ‘ruine éternelle’.
La série de travaux dans mon exposition “Eternal Ruin” sont nommés ‘Chat-Poster’. Je veux, avec ces ‘Chat-Poster’ entrer en contact avec la pensée de Simone Weil et établir un dialogue, ‘chatter’ avec elle. J’ai produit ces œuvres en série parce qu’un ‘chat’ n’est jamais terminé, une pensée n’est jamais finie, un téléphone mobile est toujours allumé. En général, j’aime travailler par séries (ma dernière exposition à la galerie présentait des travaux de la série “Pixel-Collage”), parce qu’avec une série je peux insister sur l’important, sur la redondance. Et ce que j’aime, dans un travail en série, c’est la décision d’arrêter, de clore la série. Il n’y aura donc pas d’autres ‘Chat-Poster’ hormis les 23 travaux présentés ici. Mais ceci ne veut pas dire que je veux terminer le travail avec Simone Weil. Au contraire, je veux pour ma part commencer à proclamer, insister et répéter – même avec lourdeur – l’importance de Simone Weil, car aujourd’hui, il est crucial de savoir ce qui importe, ce qui compte vraiment et ce qui fait sens. Ces poster reflètent des possibles ‘chat’, des pensées virtuelles, des fragments de conversations, des bribes de philosophie.
Souvent je suis inspiré par des œuvres d’auteurs qui ne sont pas artistes. Jusqu’à présent c’est arrivé deux fois avec des travaux faits par des personnes elles-mêmes impliquées dans un travail de moi. Je pense ici à ma précédente série de ‘Poster’ et celle des ‘Chat-Poster’ ici. Concrètement, cela s’est produit lors de l’exposition “Flamme éternelle” au Palais de Tokyo, Paris (2014) et avec “Re-Sculpt” au McaM, Shanghai (2018), des gens que je n’ai jamais rencontrés ont fabriqué des formes avec des matériaux mis à leur disposition dans les ‘workshops’. La simplicité, la facilité, la pertinence, la drôlerie, la légèreté développées par ces participants des ‘workshop’ m’ont frappé. Ce fut pour moi un encouragement à prendre au sérieux le travail réalisé et cela m’a inspiré. L’engagement et le vide ôtent le sens initial d’un objet et suggèrent un autre sens, un sens différent ! Quelque chose fait en grand, agrandi par soi-même, montre l’engagement envers cette chose – c’est d’ailleurs pourquoi on l’agrandit – mais en même temps un agrandissement rend la chose vide. Les ‘Chat-Poster’ présentés ici sont inspirés par les ‘réseaux sociaux’. Dans le ‘Chat-Poster’ il y a une ‘surface de chat’ que je veux exclusivement dédier à la philosophie profonde, chargée et magnifique de Simone Weil. Avec la forme ‘Chat-Poster’, je veux prêter attention à cette sensibilité d’émoticônes illimitée avec toutes sortes de symboles et signes humains.
Thomas Hirschhorn, Aubervilliers 2020
(Traduit de l’anglais)