“Exhibiting Poetry Today: Manuel Joseph” (2010)
Manuel Joseph m’a dit un jour « J’ai décidé d’être poète … et hop ». J’ai compris que c’était d’abord une décision, une décision réfléchie, une décision prise consciemment et consciencieusement, et que Manuel, en prenant cette décision, était prêt à en payer le prix. Et Manuel savait que ce prix serait haut – très haut. Parce que ce prix est si haut, une telle décision ne peut être prise autrement qu’à la légère, le coeur léger, c’est pour cela: « … et hop ». Manuel Joseph le sait, être un poète – comme être un artiste – n’est jamais le problème, le problème est de faire de la Poésie, de faire de l’Art. Faire de la Poésie c’est d’abord être libre. Manuel Joseph est un homme libre. Manuel vit sa décision d’être poète avec lucidité et radicalité. Cette radicalité lui permet un voyage illimité à l’intérieur de l’écriture, dans le «Infight» de la poésie, et elle lui permet aussi de se risquer dans le « Infight » du quotidien d’un poète. Manuel Joseph sait prendre une décision et s’y tenir.
Car pour Manuel Joseph, la poésie est une arme, une arme ou un outil. Une arme ou un outil qui possède le pouvoir et la force de créer une réelle percée dans le temps qui s’écoule et dans la réalité qu’on vit. Manuel Joseph livre un combat. Un combat à la vie et à la mort, un combat pour toucher le hardcore de la poésie. C’est un combat entre les lettres et les signes, un combat entre les mots et les phrases, un combat entre les lignes et les chapitres. Ce n’est pas un combat contre quelque chose mais c’est un combat pour quelque chose : pour la Poésie, pour l’Art. L’idée de ce combat n’est pas de se mettre – via l’écriture – «en lumière», l’idée est de faire la lumière, de donner la lumière. C’est un combat qui ne permet pas de distance et ne tolère aucun recul. Ce combat n’est jamais gagné – ni perdu d’ailleurs – mais il faut avoir le courage de le mener. Manuel a ce courage et ce coeur qui permettent de donner, mais aussi de recevoir des coups. Et dans ce combat tous les coups sont permis, y compris les coups contre soi-même. Volontairement emporté par sa propre fougue, il frappe jusqu’au moment où les mots ne mentent plus. Manuel Joseph ne transmet pas il « émet », il déclame, il affirme, il affirme encore et encore. Manuel Joseph est un combattant.
Faire de la Poésie est un travail, un travail sans fin, sans issue, sans gloire. C’est produire quelque chose, quelque chose d’inspiré, quelque chose qui s’invente et qui est production. Aujourd’hui, le travail de la poésie ne se limite pas à écrire des poèmes et à les publier. Produire de la poésie n’est pas simplement produire un livre. Le travail de Manuel Joseph le prouve. Manuel Joseph produit beaucoup et – même s’il publie peu – manifeste cette production depuis des années par une écriture sur tous supports qu’il adresse à ses ami(e)s. Ces écrits sur ces différents supports ont la même importance que le livre imprimé.
C’est ainsi que m’est venue l’idée de faire cette exposition «Exhibiting Poetry Today : Manuel Joseph». C’est à cela, à la dimension d’universalité et d’égalité de sa poésie, que j’ai voulu donner forme. Il a fait de la Poésie sa réalité, il l’affronte et la confronte. La poésie de Manuel Joseph s’implique totalement – sans se limiter à un champ déjà labouré – elle s’impose en force dans l’Ici et le Maintenant. C’est une production aujourd’hui – ce n’est pas une «production d’aujourd’hui». Le travail de Manuel n’a rien à voir avec l’actualité, même s’il se nourrit aussi de l’actualité – cette actualité qui constitue un des éléments de l’ici et du maintenant. La production de Manuel Joseph est une production éclairée, incisive et élevée. C’est une écriture d’urgence et de nécessité. Manuel donne forme à cette nécessité. Sa Poésie a une portée autonome, citoyenne et politique à la fois. Manuel Joseph est très productif. L’écriture de Manuel Joseph est hyper précise et hyper lucide. C’est cette justesse et cette clairvoyance qui font que la poésie de Manuel Joseph est une résistance, elle est résistance même. Les mots ne sont pas utilisés pour résister à qui ni à quoi que ce soit mais chaque lettre, chaque mot sont des résistances-mêmes. Sa technique d’écriture est proche de celle utilisée pour faire un Collage. Faire un Collage veut dire créer – à partir d’éléments existants du monde – un nouveau monde. La technique du collage permet à Manuel Joseph de réinventer – il ne commente pas, il ne réinterprète pas. La technique du collage lui permet de résister aux faits et à la dictature de l’information. Il crée sa propre vision, sa propre vérité, la vérité. Chaque signe est travaillé, précis et juste. Manuel Joseph est un perfectionniste, pour lui tout doit être à sa place, remis à sa place, une fois, deux fois, plusieurs fois. Chaque lettre, chaque mot, chaque chiffre compte dans l’écriture chirurgicale de Manuel Joseph. Le travail de Manuel Joseph résiste. Manuel et moi-même avons plusieurs fois travaillé ensemble, en «responsabilité non-partagée». «Responsabilité non-partagée» est le terme qui convient à cette relation de travail et d’amitié. Cela implique que lui et moi – chacun de son côté – prenons l’entière responsabilité d’un travail. Je prends l’entière responsabilité pour mon travail mais également pour le sien, et Manuel Joseph prend l’entière responsabilité pour son travail et pour le mien, c’est cela l’amitié. Chacun est – sans le partager – responsable entièrement du travail de l’autre et chacun est responsable de son propre travail. Il n’y a donc pas de partage de responsabilité, il y a «non-partage» en même temps que «responsabilité». Cela implique confiance et générosité des deux côtés. Cela implique d’être d’accord avec l’autre et avec sa production. Je suis d’accord avec le travail de Manuel Joseph – et lui, Manuel Joseph, est d’accord avec mon travail. Être d’accord ne veut pas dire que je dois tout approuver – mais être d’accord veut dire qu’il y a un accord au-delà de la critique et du négativisme. Le compromis et le marchandage ne sont pas nécessaires si on travaille en «responsabilité non-partagée». Ce qu’il faut c’est «être d’accord», c’est un accord souverain. C’est le moyen de travailler en réelle amitié. Manuel
Joseph est un ami.
Mon exposition «Exhibiting Poetry Today : Manuel Joseph» est, par-delà sa forme d’hommage, un manifeste pour ce qui fait – à mes yeux – l’intérêt et la beauté de travailler en France. Car le travail de Manuel Joseph, et celui des autres poètes, écrivains, philosophes travaillant aujourd’hui ici, constitue une réelle dynamique. Ce qui fait le pouvoir, la force, la richesse, la grâce et la spécificité de Paris comme lieu de création. C’est une joie de pouvoir se confronter à tant de pensée condensée et c’est un plaisir de pouvoir me mesurer à l’esprit d’insoumission, l’esprit critique – hypercritique – et l’esprit d’égalité qui existent ici. La France est un modèle de pensée dans lequel je peux trouver l’échelle de ma propre mesure. C’est stimulant et engageant et c’est un point de force – aujourd’hui.
De pouvoir fréquenter des Français comme Manuel Joseph et de confronter mon travail à son regard franc, sa pensée intransigeante et à son travail non-réconcilié donne sens de vivre et de travailler ici – à Paris – plutôt qu’ailleurs. Si quelqu’un me demandait : qu’est-ce qui te manquerait de
Paris si tu étais ailleurs ? – je dirais : Manuel Joseph.