Faire de l’art politiquement: Qu’est-ce que cela veut dire? (2008) – [fra]
Les termes «art politique», «art engagé», «artiste politique», «art engagé» sont aujourd’hui très souvent utilisés. Ces simplifications et raccourcis sont depuis longtemps dépassés. Ce sont des classifications faciles, sommaires et paresseuses. Je ne pense pas une seconde être plus «engagé» qu’un autre artiste. Comme artiste, on doit être totalement engagé avec son travail. Il n’y aucune autre possibilité que celle d’un engagement total si l’on veut atteindre quelque chose avec son art. Ceci vaut pour tout art. Tout art est engagé. Il existe aujourd’hui une grande confusion concernant la question de ce qui serait «Politique» ou «politique». Je ne suis qu’intéressé par le véritable «Politique», le «Politique» avec un «P» majuscule, le politique qui implique la question: Quelle est ma position ? Où est celle de l’autre ? Qu’est-ce que je veux ? Que veut l’autre ? Le «politique» avec un petit «p» – la politique des opinions et des avis généraux – ne m’intéressent pas et ne m’ont jamais intéressés. Il s’agit pour moi de faire de l’art politiquement. Faire de l’art politique, cela ne me concerne pas – et ne m’a jamais concerné. La phrase «Faire de l’art politiquement – ne pas faire de l’art politique» me vient de Jean-Luc Godard. Il a dit: «Il s’agit de faire politiquement des films, il ne s’agit pas de faire des films politiques». Mais que veut dire: Faire de l’art politiquement?
– Faire de l’art politiquement veut dire donner forme.
Non pas faire une forme – donner forme. Donner une forme qui vient de moi, donner une forme qui ne peut venir que de moi, donner une forme que seulement moi je peut donner, donner une forme que seulement moi connais, donner une forme que seulement moi sais donner et donner une forme que seulement moi voit comme cela. C’est ainsi que s’établit la différence entre faire une forme et donner une forme. Donner forme veut dire – contrairement à faire une forme – être un avec cette forme. Je dois être cette forme, je suis cette forme. Cela veut dire porter haut cette forme, cela veut dire affirmer et défendre cette forme, contre tout chose et contre tout le monde. Il s’agit de se poser la question de la forme et de vouloir répondre en donnant forme, par la forme. Je veux essayer de me confronter au grand défi artistique: Comment créer une forme qui prenne position ? Comment créer une forme qui résiste aux faits ? Je considère la question de la forme comme la question essentielle, la question la plus importante pour un artiste.
– Faire de l’art politiquement veut dire créer quelque chose.
Je peux créer ou donner forme à quelque chose seulement si je fais face de manière positive à la réalité, positif en face du noyau dur de la réalité. Il s’agit de ne jamais laisser l’envie, la joie, le plaisir du travail, le positif du faire, la beauté de travailler, la passion de faire de l’art, être asphyxiés par la critique. Je ne veux pas réagir – je veux être toujours actif. L’art est toujours une action, l’art n’est jamais une réaction. L’art ne peut jamais être une réaction ou une simple critique. La question n’est pas d’être non-critique ou d’être sans critique ou de ne pas faire de critique. La question est : Comment est ce que je peux être positif tout en ayant une critique des plus pointues, un refus sans compromis et une résistance inconditionnelle? Il s’agit de ne pas se laisser dénier la passion, l’espoir et le rêve. Créer quelque chose veut dire se risquer, et je ne peux le faire que si je travaille sans – en même temps – analyser ce que je suis en train de faire. Prendre des risques, avoir du plaisir au travail, être positif sont les conditions pour faire un travail artistique, car c’est seulement en étant positif que je peux créer quelque chose qui vient de moi. Je veux être positif – tout en touchant aussi le négatif. Et parce que je veux être positif je dois rassembler mon courage pour confronter ce négatif. Il s’agit d’agir, d’oser une affirmation, de prendre position, prendre une position qui va au delà d’une simple critique. Je veux être critique mais je ne veux jamais me laisser neutraliser par la critique. Je veux essayer de dépasser la critique que je formule moi-même. Et aussi je ne veux pas me faciliter la tâche par une autocritique évidente et finalement narcissique. Je ne veux jamais me plaindre en tant qu’artiste – car il n’y a aucune raison: Je peux faire mon travail, je peux créer quelque chose.
– Faire de l’art politiquement veut dire se décider pour quelque chose.
J’ai décidé de situer mon travail dans les champs de forme et de force que sont «Amour», «Philosophie», «Esthétique» et «Politique». Je veux que mon travail touche toujours tous ces quatre champs. Ces quatre champs de forme et de force sont tous aussi importants pour moi. Mon travail ne doit pas remplir ces champs de manière égale, mais je veux toujours que chacun de ces quatre champs soient touchés. Un seul – mais uniquement un seul – de ces quatre champs de forme et de force est le champ du «Politique». Choisir le Politique comme champ de forme et de force veut dire que je veux toujours, dans mon travail, me poser la question: Qu’est-ce que je veux ? Quelle est ma position ? Le champ de forme et de force du «Politique» – comme le champ «Esthétique» – peuvent aussi être interprétés de façon négative, j’en suis conscient. Mais pour moi il n’est jamais question d’exclure ou de rejeter ce négatif, il s’agit de confronter aussi ce négatif, de travailler aussi avec ce négatif, de m’y impliquer mais sans être moi-même négatif. Je veux – par mon travail – créer une vérité nouvelle au delà de la négativité, au delà de l’actualité, au delà du commentaire, au delà des opinions et des évaluations.
– Faire de l’art politiquement veut dire utiliser l’art comme un outil.
L’art est pour moi un outil – ou une arme – pour comprendre le monde. Le monde dans lequel je suis, mon monde, notre monde, notre seul et notre unique monde. Je conçois l’art comme un outil pour me confronter à la réalité. L’art est pour moi un outil pour vivre dans le temps dans lequel je suis. Je veux toujours me poser la question: Est-ce que mon travail est capable de créer un évènement? Est-ce que je peux rencontrer l’autre à travers mon travail? Est-ce que – par mon travail – je suis en train de toucher quelque chose? Est-ce que mon travail permet que quelque chose soit touché? Je veux penser le travail que je fais aujourd’hui – dans mon environnement, dans mon histoire – comme étant un travail qui veut dépasser mon environnement et aller au delà de mon histoire. Je veux m’efforcer – dans et au travers de mon travail – de me poser des questions universelles. C’est pourquoi je dois travailler avec ce qui m’entoure, avec ce que je connais et avec ce qui me touche. Je ne dois jamais céder à la tentation du particulier, du particularisme – mais au contraire – je dois essayer de toucher l’universel, je veux résister au particularime – qui exclut et rétrécit. Cela veut dire pour moi – que mon travail que je fais ici et maintenant – doit être un travail d’une portée universelle.
– Faire de l’art politiquement veut dire construire une plate-forme avec le travail.
Créer une plate-forme permet de mettre le travail au contact – de permettre à l’autre le contact avec le travail. Je veux que tous mes travaux soient comme une surface ou un champ de contact. Cette surface ou ce champ est une sur-surface, une membrane qui rend possible un accès et un contact avec l’art. L’impact et la friction se produisent sur cette surface supérieure, et c’est par ce contact que l’autre peut être impliqué. Cette surface – mon travail – doit être le lieu pour un dialogue ou une confrontation. Je crois que l’art – parce que c’est de l’art – a la force et la capacité de créer les conditions de dialogue et de confrontation, directement, de un à un, sans communication, sans médiation et sans explication. En tant qu’artiste, je considère mon travail comme une plate-forme, une plate-forme qui est une ouverture vers l’autre. Je veux toujours me poser la question: Est-ce que mon travail possède la dynamique d’une percée? Y a-t-il la possibilité que mon travail crée une brêche? Est-ce que mon travail résiste à la tendance de l’hermétisme? Je veux avec mon travail créer une ouverture, une porte, un fenêtre, même seulement un trou – un trou percé dans la réalité d’aujourd’hui. Je veux faire mon travail avec la volonté d’ouvrir une faille, de créer une percée.
– Faire de l’art politiquement veut dire aimer le matériau avec lequel on travaille.
Aimer ne veut pas dire être amoureux de son matériau ou s’y perdre. Mais aimer son matériau veut dire le placer au dessus de tout autre chose, cela veut dire travailler sciemment avec lui et insister avec lui. J’aime ce matériau-là car je me suis décidé pour lui – alors je ne veux et je ne peux le remplacer. Parce que je me suis décidé pour lui – ça veut dire que je l’aime – je ne peux ni ne veux en changer. La décision pour un matériau est une décision extrêmement importante, elle est capitale. Et parce que j’ai pris cette décision je ne peux céder aux souhaits, aux injonctions ou imaginer moi-même «quelque chose d’autre», «quelque chose de nouveau» ou «quelque chose de différent».
– Faire de l’art politiquement veut dire s’inventer des lignes de conduite.
S’inventer des lignes de conduite cela veut dire se donner ses propres moyens de travailler ou de se les approprier. Mes lignes de conduite sont: être «sans-tête», «Energie = Oui! Qualité = Non!»; s’affaiblir mais vouloir faire un travail puissant; ne pas s’économiser; se dépenser; «Panic is the solution!»; être précis et exagérer; s’auto-ériger; s’autoriser soi-même ; être cruel vis-à-vis de son propre travail; être déterminé; «Less is less! More is more!»; savoir que dans l’art il n’y a jamais un succès total, mais il n’y a jamais totalement un échec non plus; me demander : est ce que je peux – avec mon travail – forger un nouveau concept dans l’art? assumer la responsabilité de tout ce qui concerne mon travail; accepter de paraître stupide devant mon travail; «Mieux c’est toujours moins bien»; refuser toutes les hiérarchies; croire à l’amitié entre art et philosophie; être prêt – le premier – à payer le prix pour mon travail.
– Faire de l’art politiquement veut dire travailler pour l’autre.
Travailler pour l’autre veut dire d’abord travailler pour l’autre qui est en moi, et cela veut dire aussi travailler pour un public non-exclusif. L’autre peut être mon voisin ou un inconnu, l’étranger ou quelqu’un qui me fait peur, que je ne connais pas et que je ne comprends pas. L’autre est celui auquel je n’ai pas pensé et que je n’ai pas attendu. Un public non-exclusif n’est pas simplement «tous», «la masse» ou «la plupart», un public non-exclusif est constitué des autres, des autres parfois plus ou parfois moins nombreux. Je veux au travers et dans mon travail toujours travailler pour un public non-exclusif. Je veux tout mettre en oeuvre pour que l’autre ne soit jamais exclu de mon travail, je veux l’inclure, je veux essayer de l’impliquer par mon travail, sans conditions et sans le neutraliser. Je veux l’inclure par la forme-même de mon travail. Cet autre est la raison pour la quelle je ne fais aucune différence entre exposer mon travail dans l’espace public, dans une galerie commerciale, dans une foire d’art, dans un musée, dans un centre d’art ou dans un lieu d’exposition alternatif. Travailler pour l’autre et vouloir toucher un public non-exclusif exige que je me place résolument en dehors du «Spectre de l’évaluation».
– Faire de l’art politiquement veut dire être un guerrier.
– Faire de l’art politiquement veut dire ne pas travailler pour ni contre le marché.
Il s’agit de considérer le marché de l’art comme faisant partie de la réalité de l’artiste et de travailler dans cette réalité. Il’s agit de ne pas travailler pour ce marché mais il s’agit aussi non plus de travailler contre le marché. Refuser de travailler pour le marché ou contre le marché n’est pas simplement une déclaration – c’est être conscient que l’autonomie et l’indépendance seules, peuvent permettre à l’art de se situer au-delà des lois du marché. Je crois en l’autonomie de l’art. Ce n’est que par une confrontation directe et affirmée de la réalité du marché – avec les erreurs, les défauts et les blessures – qu’il est possible de résister et de dépasser la pression du marché, dont je ne peux dépendre en tant qu’artiste. Un artiste a toujours besoin de soutien et d’aide, surtout pendant les premières années. Je connais la nécessité, je connais l’importance de ce soutien et de cette aide, mais jamais – ni pour moi-même ni pour mon travail – je ne peux ni ne dois en dépendre.
Aubervilliers, été 2008
(Traduit de l’allemand)