Interview avec Daphné Bétard (2020)

1- Votre “Musée Précaire Albinet” sortait de son contexte institutionnel et marchand l’oeuvre d’art, était-ce un préalable indispensable pour y poser un regard plus direct et sincère ?

Permettez-moi de préciser que “Le Musée Précaire Albinet” à été produit par une ‘institution d’art’: ‘Les laboratoires d’Aubervilliers’, et que ce travail bénéficiait de la co-opération d’une autre ‘institution d’art’: le ‘Centre Georges Pompidou’. Ce qui fait que ce travail a une chance de s’inscrire dans l’histoire de l’art, c’est qu’il a été fait grâce et avec l’aide des résidents de la ‘Cité Albinet’ a Aubervilliers. Le préalable indispensable pour le “Musée Précaire Albinet” est donc de considérer l’art comme un outil, un instrument ou une arme, car je pense que l’art est un outil pour confronter la réalité. Je veux travailler non pas ‘contre’ mais ‘avec’ le marché, cela veut dire travailler ‘dans’ et ‘avec’ la réalité du marché. J’utilise l’outil ‘art’ pour rencontrer le monde dans lequel je vis, j’utilise l’outil ‘art’ pour vivre dans l’époque dans  laquelle je vis. Et je veux utiliser l’outil ‘art’ parce qu’il permet de résister au ‘fait historique’. Je veux utiliser l’outil ou l’instrument ‘art’ afin que mon travail aille au-delà de l’histoire dans laquelle je vis. Je veux utiliser l’outil ‘art’ parce qu’il me permet de faire un travail anhistorique, justement dans le chaos et la complexité du moment. C’est pourquoi l’art est un outil pour résister aux faits d’aujourd’hui, pour résister à l’actualité, aux opinions, aux sens, à ‘l’information’ et à la ‘dictature du commentaire’. Utiliser ‘l’art’ comme outil permet de fixer la concentration sur ce qui compte et qui est essentiel pour moi, c’est à dire la Forme.

 

2- Qu’est-ce qui soudain est devenu visible?

Ce qui est devenu visible, c’est qu’il existe chez chaque être humain un espace et un temps pour l’art. Mon expérience avec le travail dans l’espace public mais aussi avec la notion d’ ‘espace public’ me montre qu’il est possible de toucher – voire même de créer – un ‘Public Non-Exclusif’. Ce ‘Public Non-Exclusif’ existe aussi dans l’institution, certes dans des proportions qui diffèrent selon l’emplacement du travail, que ce soit un quartier périphérique ou un musée au centre ville. Toujours est-il que ce ‘Public Non-Exclusif’ constitue pour moi le public essentiel, le public à conquérir ou à reconquérir. Ce ‘public non-exclusif’ est définitivement le noyau dur des projets inscrits dans la ligne de conduite ‘Présence et Production’. Le ‘Public Non-Exclusif’, le coeur (hard-core) de ce genre de travail, est un public ouvert, ‘ouvert’ car ouvert à une expérience, à l’experience ‘art’ ; il est le public auquel j’adresse mon travail. C’est une de mes missions. Le ‘Public Non-Exclusif’, c’est l’Autre, le voisin, l’inconnu, l’étranger, c’est celui qui me fait peur et que je ne connais pas, c’est celui qui n’est pas attendu, pas prévenu, c’est l’intrus, le non-intéressé, le passant, celui rencontré par hasard et c’est le plus proche. Le public non-exclusif n’exclut – justement – personne, il inclut tous les publics possibles. C’est pourquoi dans ‘Public Non-Exclusif’ sont inclus le curateur, le collectionneur, le galeriste, le directeur de musée, l’historien d’art, le professeur d’art, le passionné d’art et le critique d’art. Ils font partie du public non-exclusif. Mais ils ne peuvent jamais être une cible pour mon travail et je ne dois jamais diriger mon travail vers eux.

 

3- Quels ont été les fruits de cette expérience ?

Les fruits sont multiples, et je ne sais pas s’ils sont dejà tous mûrs, mais j’ai confiance dans le temps. Ce que je veux montrer à travers mes projets dans l’espace public, c’est combien une expérience d’art peut avoir un impact, peut changer la vie, peut s’inscrire dans le temps – pour moi, artiste, mais aussi pour tout le monde. Je veux toujours me poser la question : mon travail est-il capable de créer un événement ? Puis-je rencontrer l’autre à travers mon travail ? Par lui, suis-je en train de changer quelque chose ? Mon travail crée-t-il une percée ? Les fruits sont d’avoir participé à un événement, à une expérience nouvelle. Ce qui reste, ce sont les rencontres et l’amitié, c’est la grâce et les moments de grâce. Ce qui ne reste pas, c’est un objet. Mon travail veut aller au-delà d’un objet, au-delà de la pensée liée à un objet ou de l’objet lui-même. C’est pourquoi je m’intéresse au ‘précaire’. Ce qui est précaire est précieux, car la logique du précaire est la survie, et la vie. A l’inverse, l’éphémère porte en lui la logique de la mort. Le précaire est dynamique, créatif, il est invention, nouvelle logique. Le précaire est utopie que les précaires soient rejoints par les non-précaires, car ils auront compris alors que l’action, le mouvement, l’avenir et la vie doivent s’arracher – comme font les précaires – à chaque instant, à chaque endroit, encore et encore. Car cet arrachement permanent est la condition pour ne pas s’endormir, rester éveillé et attentif.  C’est dans cette condition – en l’acceptant et en l’appliquant – que le précaire trouve sa dimension nouvelle et tout son mystère.

 

4- Comment avez-vous pensé et construit cette réalisation dans l’espace public?

Le “Musée Précaire Albinet” à été pensé et construit selon ma ligne de conduite “Présence et Production”. Ce travail était seulement ma deuxième oeuvre d’art “Présence et Production”. Les projets “Présence et Production” sont importants pour moi car ils donnent forme à cette affirmation: Si je veux qu’un ‘Public Non-Exclusif’ se constitue avec et grâce à mon travail, je dois – moi-même – être présent, en premier et je dois – moi-même – produire d’abord. Ce que je veux avec les projets “Présence et Production”, c’est créer – par ma présence et avec ma production – un moment public. Ceci est possible dans l’espace public mais aussi dans une institution. Un projet “Présence et Production” demande beaucoup d’investissement, de temps, d’organisation, de logistique et de moyens. L’art – j’y crois – est universel. Universalité veut dire: Justice, Égalité, l’Autre, Vérité. Jusqu’à aujourd’hui j’ai fait 12 projets avec les lignes de conduite “Présence et Production”, dans l’espace public, mais aussi dans l’institution du musée: la première en date était le “Bataille Monument” à Kassel en 2002, et la dernière la “Robert Walser-Sculpture”, à Bienne en 2019.

 

5- En tant que créateur, comment regardez-vous les oeuvres, comment définiriez-vous votre regard (instinctif, impulsif, émotif, raisonné, patient…) ?

Je veux et je dois regarder l’art – le mien mais aussi celui des autres – avec attention, avec sensibilité, en étant debout et en restant éveillé. Mon critère de jugement est “Energie: Oui! Qualité: Non!”. Je l’applique à mon travail mais aussi aux travaux des autres. Je veux affirmer ce qui a de l’énergie pour moi, mais je ne veux pas juger de la qualité de quelque chose. Je ne veux pas dire à quelqu’un d’autre ce qui devrait être ‘de qualité’ pour lui. Une personne n’est jamais jugée, le jugement n’est jamais personnel, seul le travail est jugé. Faire quelque chose implique que l’on sera jugé pour ce que l’on fait. Et supporter ce jugement fait partie intégrante de l’acte de faire quelque chose – c’est cela la grâce. Je dois être heureux si mon travail est jugé. Je sais ce qui a de l’énergie; je sais où il y a de l’énergie. “Energie: Oui! Qualité: Non!” : c’est à cela que je crois, en tant qu’artiste. C’est une affirmation qui fait partie de mon travail et à laquelle je suis toujours resté fidèle. “Energie: Oui!” est l’affirmation que les choses qui ont leur propre énergie sont importantes. L’Energie est ce qui compte, l’Energie est ce que je peux saisir, l’Energie est ce que je peux partager et l’Energie est universelle. “Energie: Oui!” est un engagement pour le mouvement, la dynamique, l’invention, l’activité, l’activité de penser. Il s’agit de dire “Oui” à quelque chose sans pour autant induire un critère d’exclusivité. J’utilise le terme “énergie” comme un mot positif parce qu’il inclut l’autre, il est au-delà du bien ou du mal, car même une mauvaise énergie est de l’Energie. L’Energie se situe hors des habitudes culturelles, politiques et esthétiques. Je suis contre ce label de Qualité, partout – pas seulement dans l’art – et bien sûr aussi dans l’Art. C’est pourquoi je dis “Qualité: Non!” et propose à la place “Energie: Oui!”. Car, “Qualité: Non!” est le refus d’être neutralisé par le seul critère de Qualité. La Qualité est le réflexe du luxe pour garder ses distances avec tout ce qui n’est pas de qualité. Je ne sais pas ce qu’est la Qualité, ni où se trouve la Qualité. En tant qu’artiste, je refuse d’adopter le terme “Qualité” concernant mon travail et je ne veux pas l’appliquer au travail des autres. La Qualité est toujours une tentative d’établir une échelle, de distinguer le “haut de gamme” ou le “bas de gamme”, mais je ne sais pas moi-même aujourd’hui, quel type de travail est de Qualité. J’utilise le mot “qualité” comme un terme négatif car il exclut l’autre, ce n’est qu’un terme faible mais commun et commode pour créer la distinction entre bon et mauvais. La Qualité est exclusive, luxueuse et ancrée dans la tradition, dans l’identité et dans la particularité. Je définierais mon regard donc ainsi: “Energie: Oui! Qualité: Non!”.

 

6- Quelle importance accordez-vous au contexte de présentation, à sa mise en espace, aux éventuelles résonances / oppositions avec d’autres oeuvres présentées ?

Je ne fais pas de différence entre les endroits d’exposition, ni par rapport à leur public ou à leur ‘fonction’, ni à leur prestige, ni a leur supposé audience. Je pense que mes expositions peuvent en témoigner. Je pars de mon travail et de mon travail seul. Je veux l’exposer le plus frontalement, le plus puissamment, le plus humblement et aussi dans le but qu’il se confronte et qu’il établisse un dialogue. Je veux sans naïveté, mais aussi sans cynisme exposer mon travail là ou je peux.

 

7- En solo ou à plusieurs, votre regard change-t-il ?

Ni mon regard, ni mon jugement ne changent, car je dois être capable de saisir l’énergie d’une oeuvre d’art, dans toutes les circonstances, les meilleures mais aussi les pires, les plus mauvaises, les moins favorables, les plus difficiles. C’est pourquoi je propose de juger, oui, de juger l’oeuvre d’art. J’utilise le terme “jugement” et non celui d’”évaluation”. Aujourd’hui, on produit beaucoup de choses et dans tous les domaines, mais peu de personnes acceptent qu’on juge leur production. Si on a le pouvoir de produire quelque chose, alors on doit se tenir prêt et accepter d’être jugé sur cette production. Contrairement à “l’évaluation”, un jugement est un engagement. C’est quelque chose d’absolu, qui vient du cœur, sur lequel on réfléchit et sur lequel on s’appuie pour se construire. Afin de résister à l’évaluation et pour ne pas s’y soumettre, je dois exercer mon propre jugement, envers mon propre travail mais aussi envers celui des autres. Participer à une évaluation n’est pas important – mais avoir mon propre jugement personnel est essentiel, en tant qu’artiste mais aussi en tant qu’être humain. Le terme ‘Jugement’ est un mot positif, mais je suis conscient de l’utilisation souvent négative que l’on en fait. Juger un travail n’est pas juger une personne. Juger un travail (le mien ou celui des autres) est une des clés qui permet de donner forme. Je n’ai jamais peur que mon travail soit jugé. Affronter le jugement est une des clés pour affirmer la forme, et affirmer la forme est la chose la plus importante dans l’Art. Il est important que je puisse partager mon jugement avec l’autre, de pouvoir échanger nos jugement réciproques, et de pouvoir en discuter, d’où d’ailleurs l’intérêt et le plaisir de visiter une exposition à plusieurs. Il est très important de pouvoir aussi maintenir mon jugement et même de soutenir un jugement non-partagé avec l’autre. 

 

8- Quelle importance accordez-vous à cette question “Comment regarder une oeuvre d’art” dans le contexte actuel ?

Il faut – dans le contexte actuel – confronter l’oeuvre d’art directement, d’un a un, les yeux dans les yeux. Et justement les tâches les plus urgentes que je vois maintenant, sont celles de réduire à nouveau la “Distanciation Sociale”, étape par étape, mètre par mètre, centimètre par centimètre. Le monde de l’art – et par là je veux dire les artistes, les institutions artistiques, les académies d’art, la critique d’art, oui – le marché de l’art ne doit pas s’approprier la “Distanciation Sociale “. Tout simplement parce que l’art est – sans aucune distance – autonome, universel, absolu et nécessaire. Je dois montrer et dire pourquoi l’art est nécessaire, pourquoi il est nécessaire pour moi, mais aussi pourquoi il est nécessaire pour les autres. Le terme toxique de “Distanciation Sociale ” – dont je n’ai par ailleurs aucun doute de l’utilité, limitée dans le temps – ne doit en aucun cas devenir le nouveau paradigme de la coexistence dans le monde, et dans le monde de l’art. Il est urgent de travailler et de montrer que l’art – parce que c’est de l’art – peut créer un dialogue ou une confrontation d’égal à égal. C’est pourquoi je remets en question – comme beaucoup d’autres – le «dogme de la continuité des technologies de distance». Il est important d’insister sur le fait que l’art est ‘résistant’, ce qui signifie qu’il résiste aux faits économiques, culturels, politiques, esthétiques. Car céder à la tendance de l'”isolement” ou de l'”auto-isolement”, voudrait dire renoncer au débat, à la discussion, à la critique, au conflit – tout ce que l’art peut créer.

Thomas Hirschhorn, «Musée Précaire Albinet», 2004 (Montage, semaine Marcel Duchamp)
Cité Albinet, Aubervilliers (France), 2004
Courtesy: the artist and Les Laboratoires d’Aubervilliers