Interview Oozart Magazine (2018)

 

En 2004 vous créez le projet Swiss swiss democracy au centre culturel suisse à Paris, vous occupez le lieu pendant deux mois durant lesquels vous dénoncez la démocratie suisse et son idéalisation. Quel lien entretenez vous avec votre pays d’origine ? Quel héritage culturel ?

« Swiss-Swiss Democracy » fut en effet une expérience incroyablement dense et riche, mais aussi très complexe qui témoigne de ce que peut l’Art. Le négatif selon moi a été le scandale médiatique basé sur la désinformation et le goût du sensationnel, et aussi le scandale politique avec une réaction complètement démesurée et immature. Ce qui était dommage aussi c’est que cela a empêché mon travail « Swiss-Swiss Democracy » d’être discuté et critiqué librement. Mais je ne m’en plains pas, car en tant qu’artiste on assume les conséquences liées à son travail. Ce qui était pour moi positif – à part la preuve de l’impact que peut avoir l’Art en transgressant les réseaux habituels et l’écho convenu – était la formidable participation du public sur place au Centre Culturel Suisse. Ceci était au-delà de tous les espérances. Ce projet m’a permis de créer des véritables moments d’espace public dans une institution avec de la présence – ma présence – et de la production – ma production.

Je suis suisse car c’est mon pays et je me sens concerné par rapport à ce qui s’y passe. Je n’ai aucune raison de ne pas rester suisse et de ne pas me confronter aux questions qui en découlent.

Ce que j’aime en Suisse – à part la nature magnifique – c’est la ponctualité, la valeur de la parole donnée et une certaine “morale du travail bien fait”. Je suis d’accord avec ces qualités suisses. Pourquoi le nier ? Mais ces valeurs ne sont pas des valeurs d’identité, il n’y a pas – heureusement – une identité suisse. Pour moi, l’image du “couteau suisse” incarne bien l’esprit suisse : il offre des solutions même quand il n’y a pas de problème.

Je crois que l’Art – parce que c’est de l’Art peut créer les conditions d’une implication au-delà de tout, au-delà donc aussi des questions de pays, de nations ou d’états.  La politique culturelle de telle ou telle nation ne m’intéresse pas et les relations diplomatiques entre les états ne m’intéressent pas non plus. Je pense – en tant qu’artiste qu’il est normal et même nécessaire d’être intéressé avant tout – par son travail, d’être intéressé par faire son travail artistique et d’être intéressé à l’Art tout court, l’Art qui est absolu et qui est beauté. En tout cas pour moi, tout ce qui m’intéresse c’est l’Art, et son pouvoir de transformation – parce que c’est de l’Art.

 

Vous résidez et travaillez à Paris depuis plusieurs années, quelle est l’influence de la ville  sur votre travail ?

Je vis et travaille à Paris depuis plus de vingt ans. J’aime Paris toujours, comme au début et  j’aime Aubervilliers depuis que je m’y suis installé. Pour moi il n’y a pas de frontière entre Aubervilliers et Paris. Ni entre Aubervilliers et La Courneuve, ni entre La Courneuve et Le Bourget, etc, dans ma propre tête Paris est très grand. J’aime l’endroit – à la Plaine St. Denis – où j’ai acheté il y a six ans mon atelier. Il y a là de l’inconnu, des rencontres inattendues, il y a des défis, il y a du respect, il y a de la beauté, parfois il y a des problèmes, et tout n’est pas sous contrôle, parfois, il y a des disputes, il y a de l’incertain, il y a de l’air, il y a des conflits, il y a de l’esprit, parfois il y a des activités sauvages, il y a de l’humour – il y a peu de «malins».

Mais j’ai l’impression que Paris tourne le dos à son époque. Les problématiques de notre temps, le rapport à l’Autre et le rapport à la globalisation me semblent absents, comme repoussés par la ville-même. Paris se referme sur soi en se protégeant et en s’isolant. Paris se détourne de ce qui fait le propre d’une métropole : grandir et encore grandir, se développer, dépasser ses frontières, pousser ses limites, faire tomber ses propres murs, ses propres barrières. Il me semble que Paris étouffe et veut quand même garder la mesure des siècles passés, mais une ville qui refuse de grandir est une ville morte.

Los Angeles, New York, Londres, Berlin sont des villes de «vérité» où les artistes aiment s’installer, ce sont des villes attractives pour l’art. Ceci ne veut pas dire que ces villes sont plus gaies, plus agréables, plus commodes à vivre, mais ce sont des espaces de «vérité» – qui peuvent être cruels, désagréables, difficiles à vivre, mais en même temps ces villes créent leur propre dimension singulière qui entraîne et stimule. Ces villes assument leur statut de métropole, de très grande ville – alors qu’au contraire il me semble que Paris veut seulement être un grand village. Mais l’Art ne se fait et ne se confronte pas dans un village, même grand. Ce que je veux c’est vivre dans une métropole qui est en mouvement permanent, qui tourne vite, qui est haletante, époustouflante et il me faut, en tant qu’artiste, un espace de «vérité» pour y confronter ma propre mesure car ce sont ces espaces de «vérité» qui sont nécessaires à la création. Je ne cherche ni le calme, ni la contemplation, ni «me la couler douce».

En fait à Paris l’espace de «vérité» existe : c’est la Banlieue ! La «vérité» de Paris est sa Banlieue.  C’est en Banlieue qu’on peut toucher la «vérité», c’est en Banlieue qu’il y a de la vitalité, du désespoir, de l’énergie, de l’utopie, de l’autonomie, de la folie, de la créativité, de la destruction, des idées, de la jeunesse, des combats à mener, de l’audace, des désaccords, des rêves. C’est en Banlieue où les grands questions de notre temps sont écrites sur les façades des immeubles. C’est en Banlieue que la réalité de notre temps est palpable. C’est en Banlieue que le pouls de la vivacité frappe. C’est en Banlieue qu’il y a de la nécessité et de l’urgence. C’est la Banlieue qui peut sauver Paris de la mort assurée ! Et en même temps l’énergie de la Banlieue doit pouvoir se diriger quelque part. Il faut que toute cette énergie trouve sa destination.

Il faut un grand Paris, un très grand Paris. Je pense que ce très grand Paris rendrait de nouveau la ville attirante pour les artistes car Paris «n’est pas dans le coup» c’est évident, sauf pour le tourisme et la mode. Pourtant pour mon travail d’artiste, je n’en ai pas besoin d’être dans une ville «dans le coup». Je n’ai pas choisi de venir à Paris pour «être dans le coup», et je pense que même si on choisit – en tant qu’artiste – une ville pour «être dans le coup» on est foutu parce qu’on est déjà en retard et on ne fait que suivre. Je suis venu à Paris pour me confronter à ma propre mesure et pour trouver ma propre mesure. Pour mon travail d’artiste il ne m’importe pas que Paris soit «hype» – je veux que mon travail soit «hype» – et ce qui m’importe et ce dont j’ai besoin c’est : est-ce que vivre et travailler dans cette ville me sert pour développer et construire mon travail ? Car je pense mon travail comme un outil pour connaître le monde, un outil pour me confronter à la réalité, et un outil pour me sentir dans mon temps. Ceci, Paris me le permet, cela dépend de moi et je ne tomberai pas dans le piège du pittoresque et du glamour car il ne faut pas se piéger soi-même par le business du tourisme comme il ne faut pas se piéger soi-même par le business de la mode.

 

En 2018 vous exposerez une sculpture de Robert Walser à l’exposition suisse de sculpture de Bienne, en quoi va consister l’installation ? qu’est-ce qui vous fascine chez cet homme ?

Je suis depuis longtemps un fan de Robert Walser, et j’ai fait plusieurs travaux qui lui rendent hommage. J’admire son travail et à sa vie. J’ai donc été très heureux qu’on m’ait invité à concevoir un travail dans l’espace public à Bienne – sa ville natale car d’évidence – je pouvais réaliser un de mes rêves : Faire un grand travail ambitieux à sa mémoire et pour son œuvre. Je ne suis pas le seul ni le premier, je veux juste – moi aussi – donner forme, ma forme, à l’admiration que je porte à Robert Walser. J’ai donc décidé – avec joie – de nommer mon travail «Robert Walser-Sculpture». Rober Walser est important pour moi parce que, dans son travail et dans sa vie il pose la question du ‘succès’ – problématique et si importante pour un artiste, et la question de ‘ce qui est faible mais se prend pour fort’ – clairement d’actualité quand on veut donner et affirmer une nouvelle forme.

La «Robert Walser-Sculpture» est une sculpture dédiée à ce qui est actif: la présence, la production, la pensée, la mémoire, le moment, l’ici, le maintenant. La «Robert Walser-Sculpture» est la forme de ce qui est vivant, de ce qui va venir, de ce qui n’est pas garanti et de ce qui est précaire. J’ai conçu la «Robert Walser-Sculpture» avec la devise “Be an Outsider! Be a Hero! Be Robert Walser!”. Il s’agit pour moi d’insister sur cette devise qui doit me guider dans tout le processus de travail. “Be an Outsider! Be a Hero! Be Robert Walser!” m’aide à me focaliser sur un travail qui inclut un ‘Public Non-Exclusif’ et m’aide à projeter cette sculpture dans l’incertain, dans le nouveau, dans le futur. Cette devise m’aide à ne pas oublier qui était Robert Walser: un Outsider, et  m’aide à trouver une forme d’hommage: hommage à Robert Walser mais aussi à tous les outsiders et tous les héros. Et enfin cette devise m’aide à ne pas faire une sculpture nostalgique ou romantique. “Be an Outsider. Be a Hero!”-cette magnifique affirmation d’Hélio Oiticica (artiste brésilien) est ce que, moi-même, je veux être: un être humain debout, fier, autonome et souverain. Il est logique que-tout d’abord je doive faire un effort pour essayer d’impliquer ce ‘Public Non-Exclusif’, ces outsiders, ces héros!

 

En 2004 vous avez déclaré refuser d’exposer en Suisse tant que Christoph Blocher siègera au conseil fédéral, quelle est votre conception de l’artiste engagé ?

Je peux seulement vous dire ce que je veux faire, c’est un travail universel avec l’ambition de n’exclure personne, je veux toujours travailler pour un public non-exclusif. Je veux faire un travail avec du mordant et je veux faire un travail plastique puissant. Je veux, avec mon travail, essayer de résoudre le problème qui se pose pour moi : comment prendre une position ? Comment donner forme à cette position ? Et comment cette forme peut créer – au-delà des habitudes politiques, culturelles et esthétiques – une vérité ? Je veux travailler dans le chaos du monde – en plein milieu du chaos et  entouré du chaos – je ne veux pas essayer de m’extraire ou d’y échapper. C’est cela que je veux que mon travail exprime.

Tout Art est politique – sinon ce n’est pas de l’Art. Et quand je dis politique je ne pense pas à une politique partisane à droite où à gauche ou à un message militant. Je pense politique en tant que la possibilité noble et digne de toucher, de saisir, de me frotter, de me battre avec la réalité. Je veux me confronter à la réalité dans laquelle je me trouve – mais dans laquelle je ne suis pas seul – c’est cela travailler politiquement, travailler politiquement veux dire aussi : travailler sans cynisme.

 

Est ce que le musée ou la galerie d’art vous semble  parfois réducteur pour montrer,  partager et faire comprendre votre œuvre ?

Je n’ai jamais fait une exposition pour une galerie, pour un musée, pour une kunsthalle ou pour l’espace public. Je ne travaille pas ainsi. Je fais des expositions dans des musées, dans des galeries, dans d’autres endroits pour l’art et aussi dans l’espace public. Il s’agit toujours pour moi d’utiliser l’espace donné pour exprimer mes idées, pour confronter ma position et pour montrer mes formes. Je ne fais donc pas de différence entre les endroits d’exposition, ni par rapport à leur public, ni par rapport à leur “fonction” et pas non plus par rapport à leur prestige. Je pense que mes expositions peuvent en témoigner. Je ne pars jamais du contexte, le contexte est un critère inventé par des théoriciens, pas par des artistes et c’est un faux problème. Je pars de mon travail, je veux l’exposer le plus frontalement, le plus puissamment, le plus humblement aussi pour qu’il se confronte et pour qu’il établisse un dialogue. Je veux sans naïveté, mais aussi sans cynisme, travailler avec le marché, cela veut dire travailler dans et avec la réalité du marché. Je ne veux pas travailler pour le marché comme je ne veux pas travailler contre le marché, les deux choses sont une perte d’énergie – mais je veux mettre toute mon énergie dans mon travail et seulement dans mon travail.

Je veux tout mettre en oeuvre pour que l’autre ne soit jamais exclu de mon travail, je veux l’inclure, je veux essayer de l’impliquer par mon travail, sans conditions et sans le neutraliser. Je veux l’inclure par la forme-même de mon travail. Cet autre est la raison pour laquelle je ne fais aucune différence entre exposer mon travail dans l’espace public, dans une galerie commerciale, dans une foire d’art, dans un musée, dans un centre d’art ou dans un lieu d’exposition alternatif.

Je veux rester toujours ouvert à une audience impossible – je veux lutter contre une audience “triée sur le volet”, une audience exclusive, une audience de luxe, une audience “des informés”, une audience finalement seulement du “possible”, une audience asseptisé et – déjà – neutralisée. Dès mes débuts, je m’étais fixé comme programme – de confronter mon travail dans l’espace public, le centre d’art, le musée ou à la galerie commerciale. Car le public non-exclusif se trouve partout, il est est le même dans la rue ou dans le musée.

Mon expérience avec le travail dans l’espace public et avec la notion d’espace public [j’ai fait 66 travaux d’espace public à ce jour dont 8 avec la ligne de conduite ‘Présence et Production’] me montre qu’il est possible de toucher, voire de créer, un public non-exclusif et ce aussi dans l’institution, même si – certes – dans des proportions qui diffèrent selon l’emplacement du travail, que ce soit un quartier périphérique ou un musée au centre-ville. Toujours est-il que ce public non-exclusif constitue pour moi le public essentiel, le public à conquérir ou à reconquérir. Ce public non-exclusif est définitivement le noyau dur des projets inscrits dans la ligne de conduite ‘Présence et Production’. Le public non-exclusif, le cœur (hardcore) de ce genre de travail, est un public ouvert (‘ouvert’ car ouvert à une expérience) composé essentiellement de gens qui disposent de temps libre, qui sont soit jeunes soit ils se situent en marge de la société, des gens qui participent en donnant leur présence et leur production pour des raisons qui leur sont propres et qui restent et doivent rester inconnues.