“Model for a Monument” (2024) [fra]
“Model for a Monument” est une série de maquettes – je veux faire entre 5 et 6 maquettes en tout – que j’ai commencé à faire dans mon atelier. Elles mesureront environ 3,60 m de longueur par 2,40 m de large et seront faites avec les matériaux et l’esthétique qui ‘sont les miens’. Je les fais sans avoir pour l’instant une destination d’exposition ou de présentation quelconque, et encore moins ‘sur commande’. Ainsi, ce travail entrepris dans mon atelier depuis fin 2023 est un travail de recherche artistique.
Le déclencheur de cette recherche fut la présentation pour célébrer les “10 Years Gramsci Monument” à New York en septembre dernier à Forest Houses dans le Bronx, là où j’avais réalisé en 2013, 10 ans auparavant, le “Gramsci Monument” avec des résidents de ce quartier. Par ailleurs, j’ai été très heureux que l’initiative de cette célébration soit venue de la part des résidents de Forest Houses! En préparation à cette journée, l’un d’eux m’avait suggéré de faire une maquette du “Gramsci Monument” afin que l’on puisse mieux se le remémorer. J’ai immédiatement trouvé cela persuasif, et pendant l’été nous avons réalisé à mon atelier à Aubervilliers, une maquette du “Gramsci Monument” pour l’exposer le jour de la “10 Years Gramsci Monument-Celebration” (16 septembre 2023). Cette maquette fait maintenant partie de la collection de la Dia Art Foundation à New York.
Heureux d’avoir pu faire cette expérience et content de l’accueil qu’a reçue la maquette, j’ai donc décidé il y a peu de continuer à travailler sur le format de ‘maquette’ et de l’appliquer à une problématique que j’observe de plus en plus et qui m’intéresse beaucoup, c’est le phénomène ou la problématique des monuments qui tombent. Que des monuments soient détruits, abimés, démontés, ou simplement transformés en ruines avec l’aide du temps qui s’écoule, existe – en effet – depuis que l’on construit des monuments. Avoir conscience de ce phénomène récurrent est important, mais je constate un rapprochement dans le temps de l’effet de déconstruction, et cela pour de multiples raisons. Ma position vis à vis de ce phénomène est claire: le cours de l’histoire qui ‘se fait’, est l’expression même de ce qui est ‘histoire’. Car les monuments qui doivent tomber sont ceux qui ont été érigés pour célébrer des tyrans, des dictateurs, des oppresseurs, mais aussi toutes ces personnes qui, à l’origine d’actions extraordinaires peut-être, ont d’une manière ou d’une autre exercé une violence devenue simplement injustifiable aujourd’hui (mais déjà dans le temps aussi). Ma position artistique est – par ailleurs – depuis toujours définie selon l’affirmation que seul un monument érigé par l’amour peut durer éternellement.
C’est pourquoi dans le passé j’ai fait, parmi d’autres travaux dans l’espace public, une série de 4 Monuments (“Spinoza Monument”, 1999, Amsterdam, “Deleuze Monument”, 2000, Avignon, “Bataille Monument”, 2002, Kassel, “Gramsci Monument”, 2013, New York) – par amour. Je les ai faits parce que c’est moi qui aime Spinoza, Deleuze, Bataille, Gramsci, personne ne m’a demandé de faire un monument pour eux ou l’un d’eux. Ces monuments, ainsi que tous mes autres travaux réalisés dans l’espace public jusqu’à maintenant (j’ai fait en tout 75 œuvres dans l’espace public) sont tous des ‘œuvres précaires’, c’est-à-dire des interventions – en tant qu’objet matérialisé – limitées dans le temps. Mes recherches et travaux “Model for a Monument” doivent me permettre d’insister – par la forme d’une maquette – sur la logique de sa propre disparition que tous les monuments portent en eux, en tout cas tous ceux basés sur le pouvoir, sur l’idéologie, sur la domination ou sur l’intimidation. Car cette logique, cette loi veut qu’un jour ou l’autre, ils doivent tomber, ils doivent disparaitre, ils vont être démantelés.
Je veux donc, avec “Model for a Monument”, préciser et démontrer que la logique de la destruction d’un monument ainsi décrit est déjà inscrit dans sa raison d’avoir été érigé, son esthétique, sa matérialité, sa dimension. Les 5 ou 6 maquettes que je projette de faire se distingueront par l’amplitude, la différence ou la graduation de leur destruction ou renversement: un monument entièrement tombé, une destruction multiple en plusieurs morceaux, un monument encore debout mais ‘spray-é’ ou couvert de peinture, un monument avec des parties ‘décapitées’ ou ‘amputées’, un monument couvert d’inscriptions sur plusieurs supports (directement sur le monument, en carton, en tissus), ou une combinaison avec différents degrés de démantèlements. Par contre, je ne veux pas argumenter et je ne veux pas utiliser des ‘thématiques d’actualité’ avec leurs raisons politiques ou leur slogans journalistiques pour expliquer ou justifier la destruction ou le démantèlement, car je veux que “Model for a Monument” soit convaincant par sa forme seule, je veux que ce soit une œuvre d’art – qui est art ‘en soi’.
La forme d’une maquette – bien connue et beaucoup utilisée dans l’art – que j’utilise ici pour “Model for a Monument” dans sa portée dystopique (car elle montre des monuments tombés), doit permettre de se projeter dans l’avenir questionné, dans ‘ce qui vient’ interrogé, ou dans le futur à inventer, pour qu’ainsi un autre ‘modèle’ devienne possible, un ‘modèle’ basé sur l’amour, un amour réel, petit ou grand. C’est donc ce ‘modèle’-là que je veux penser, que je veux créer et que je veux contribuer à construire.
Aubervilliers, janvier 2024, Thomas Hirschhorn