“4 Men” (2007)

Avec “4 Men” – comme avec tous mes travaux – mon problème en tant qu’artiste est : Comment est-ce que je peux donner une forme ? Comment cette forme peut-elle créer une vérité ? Et comment cette forme peut-elle – au-delà des habitudes culturelles et esthétiques – créer une vérité universelle ?

Mannequins

J’ai voulu faire une sculpture simple, frontale et évidente. Une sculpture avec des mannequins – qui ressemblent à des humains – comme ces mannequins qui ont été utilisés déjà par les Dadaistes (je pense à la “Première Grande Foire Internationale Dada” à Berlin en 1920 ou au “Grand-Plasto-Dio-Dada-Drama” de Johannes Baader).

J’ai constaté l’étonnement qui surprend chaque fois qu’on voit un mannequin de devanture de magasin : le mannequin est toujours reconnu – au premier instant – comme un semblable, comme un autre être humain, comme un être vivant. Parce que debout, le mannequin est pris comme l’Autre. C’est pour cela que la forme du mannequin s’impose à moi, une forme mercantile, kitsch, désuète et qui me signifie : je suis un mannequin – je suis ton “autre”. Au plus près (je te ressemble) et au plus éloigné (je ne suis pas vivant) en même temps.

J’ai utilisé 4 mannequins car il ne s’agit pas d’un individu, il s’agit de nous tous, de la communauté des humains et il s’agit du temps – en quatre actes (1,2,3,4) – qui s’écoule.

Camouflage

Les 4 mannequins sont habillés avec des vêtements de camouflage – cette tenue camouflage qui est entre Mode et Guerre. C’est un habillage guerrier plutôt qu’un habillage de soldat en guerre. Mais la mode est une guerre aussi – et celui qui porte une tenue camouflage assume le fait d’être en guerre et donc d’être prêt à mourir dans cette guerre.

Les 4 mannequins de «4 Men» sont habillés selon une progression en degré croissant du pas habillé à l’entièrement habillé, du sous-vêtement camouflage à l’apparat en camouflage complet d’un soldat.

Les coulures rouges – qui sortent des poitrines des mannequins – croissent selon la même logique de degrés : le premier mannequin nu – sans tenue camouflage – n’a pas de coulure rouge sortant de la poitrine. Les coulures rouges des trois autres mannequins habillés augmentent jusqu’à déborder complètement le mannequin le plus habillé. Ce développement par degrés veut montrer la militarisation de l’esprit qui croit sous couverture de l’apparence sexy de la “fashionability” de la tenue camouflage. La tenue camouflage camoufle elle-même cette intention, l’intention de la haine, de la vengeance et du ressentiment.

La conséquence de la militarisation de l’esprit ne peut qu’être destruction. La destruction de soi d’abord et la destruction de l’autre ensuite – d’abord soi-même – non pas l’envers, c’est pour cela la progression 1,2,3,4.

Images

Les images photocopiées et collées sur carton dans la sculpture “4 Men” montrent des êtres humains morts ou blessés, elles montrent des êtres humains détruits. Elles montrent la matérialisation d’un corps humain détruit. Contrairement à un mannequin, on ne se reconnaît pas dans un être humain mort, gisant au sol – et c’est instantanément net. On ne se reconnaît pas en tant qu’être humain, en tant qu’Autre.

La question n’est pas qui est victime et la question n’est pas qui est bourreau. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’histoire contemporaine avec ses guerres ou la question du coupable ou du responsable. “4 Men” n’est en aucun cas un travail sur l’Irak, l’Afghanistan ou le Moyen Orient. “4 Men” affirme l’ambition de l’Universalité.

Ce que je veux c’est faire un travail qui se manifeste au-delà de l’histoire. Un travail qui dépasse l’histoire dans laquelle je vis. Je veux faire un travail – avec des images d’aujourd’hui – pour créer quelque chose d’A-Historique. Ces images d’hommes détruits témoignent du monde d’aujourd’hui, de notre monde aujourd’hui et de notre seul monde à tous. Il n’y a qu’un seul monde.

Ces images sont matériau comme sont aussi matériau les autres éléments de ma sculpture. Il n’y a pas de hiérarchie entre les matériaux – comme il n’y a pas de hiérarchie entre les humains vivants ou morts. Ces images ne sont pas issues de l’Internet, ces images sont issues de notre monde à nous tous !

Je ne veux pas éviter et je ne veux pas cacher ou passer à côté du négatif. En tant qu’artiste je dois affronter le négatif. Et je dois aussi le confronter. Alors mon problème est : Comment puis-je faire un travail qui ose toucher le négatif sans être négatif ?

C’est cela que je me suis fixé comme ambition : Travailler dans le chaos du monde, dans la non-clarté, dans l’incompréhensible et l’incommensurable du monde qui m’entoure. Je veux travailler dedans. Je ne veux travailler ni pour, ni contre – mais dedans.

Textes

En sous-titrant chaque image, chaque vêtement et chaque mannequin de la sculpture “4 Men” avec des textes découpés j’ai voulu réunir et rassembler tous ces éléments. J’ai voulu les désigner, j’ai voulu les marquer et les nommer. C’est un collage, un collage dans la troisième dimension. Faire un collage veut dire : créer quelque chose de nouveau avec des choses existantes. Les titres, sous-titres et légendes sont tous issus de “news-magazines” internationaux – comme “Time Magazine” ou “Newsweek”. Je n’ai utilisé que les mots qui servent d’ossature dans les “headlines”. Ces textes sont dépouillés d’informations géographiques, de noms propres ou de dates. Je n’ai utilisé que les os. C’est une sorte de “News-poésie”. Je veux utiliser la poésie cruelle du langage des faits d’aujourd’hui. Je veux utiliser ce langage pour dépasser les faits, la dictature des faits et de l’opinion.

“4 Men” veut être un travail qui ne se soumet – en aucun cas – aux faits historiques. “4 Men” veut être une œuvre qui affirme et qui défend son autonomie en tant qu’œuvre d’art – d’aujourd’hui. Et la question qui se pose à moi est : Comment puis-je faire un travail qui prend position ? Comment puis-je faire un travail qui répond à la question : Où est-ce que je me situe ?

Thomas Hirschhorn, Aubervilliers, 2007