“Corps critique” (2014)

L’art – parce que c’est de l’art – est critique, et doit être critique, c’est impératif. La question d’un ‘potentiel critique de l’art’ ne se pose donc pas et ne s’est jamais posée. L’art doit se tourner – en tant que critique – contre lui-même, s’il ne se tourne pas contre lui-même, il ne s’agit pas de l’art. L’art s’implique pour lui-même, et – en même temps – s’engage contre lui-même. L’art – pour être critique – doit se trouver à sa propre limite et est déjà – par lui-même – en ‘état critique’. L’art se fait en bordure, à la marge. On ne peut jamais trop insister la-dessus. L’art se bâtit sur ce qui va advenir, l’art n’est jamais totalement abouti. Il reste toujours une part inachevée car l’art – en tant que quelque chose du devenir – est une promesse. Réduire l’art à une simple critique de quelque chose n’est pas à la hauteur de l’art, c’est une vision consumériste, impuissante et raccourcie, c’est une vision sans ambition.

L’ambition est – en tant qu’artiste – d’établir un “Corps critique”. Cela veut dire travailler pour constituer – par la Forme – un corps qui est critique, qui est une critique, qui est à critiquer et qui est en état critique. Ceci est difficile, risqué et complexe à faire, car il faut avoir le courage d’interroger son propre modèle, sa propre manière de voir, son propre ‘corps’. Il est crucial de le faire en tant qu’artiste. Dans “Corps critique” il y a ‘corps’ et il y a ‘critique’. Sans corps, une critique ne peut être efficace et ne peut pas être prise au sérieux. Trop de choses ‘critiques’ s’énoncent, par écrit, par déclamation, par la parole, en voulant faire l’économie du ‘corps’. L’artiste ne peut jamais faire l’économie de risquer de donner forme, d’établir un corps et, en conséquence, d’en payer le prix – car cette forme ou ce corps doit aussi se retourner contre lui-même – c’est ainsi que je définis ma compétence d’artiste.

Les notions de ‘forme’, de ‘corps’ et de ‘critique’ doivent être un. Elles doivent se superposer et se confondre. Une forme est critique parce qu’elle est ‘forme’, elle-même, pour elle-même, dans elle-même et contre elle-même, c’est en cela qu’elle possède une force ‘critique’. Cette forme – parce qu’elle est neuve – critique toutes les autres formes. C’est ce qui fait le potentiel critique de l’art: Créer et affirmer une nouvelle forme. Je veux donner forme, je veux faire un travail qui est critique en soi, qui ne se réduit pas à une ‘critique de’ ou une ‘critique contre’. Trop vite on pense être ‘critique’ en voulant être ‘du bon côté’, en voulant faire la ‘chose correcte’ mais on s’est ainsi déjà soi-même neutralisé, soi-même dépolitisé, soi-même rendu inoffensif.

Les institutions artistiques ne contribuent ni à renforcer, ni à affaiblir la dimension critique de l’art. Je n’ai jamais compris, ni adhéré à ce qu’on entend par ‘critique de l’institution’, simplement parce que pour moi l’institution d’art – le musée – a été important et même décisif: J’ai rencontré l’art – la première fois – grâce au musée et aux amis qui m’y ont amené. Je n’avais jamais eu de contact direct avec l’art auparavant, ni dans ma famille où l’art ne joue pas un rôle, ni dans mes activités de jeune homme. C’est donc dans l’institution d’art – et grâce à elle – que j’ai saisi que l’art s’adressait à moi, d’un à un. Je me suis senti impliqué et j’ai compris l’impact et l’importance hors mesure que l’art pouvait avoir. Je n’oublie pas cette expérience personnelle mais aussi universelle, et par loyauté et fidélité à sa dimension si décisive pour moi, j’ai toujours refusé cette ‘critique de l’institution’, trop injuste, trop facile, trop simple, trop désincarnée, trop convenue, trop théorique et – surtout – trop loin du réel.

Les institutions artistiques sont ce qu’elles sont, l’art ne doit en aucun cas s’appuyer ou compter sur elles mais – également – l’art ne doit en aucun cas perdre son temps, sa perspicacité et son énergie à s’y opposer. Le problème est – et reste – le problème du travail-même, de l’œuvre, de la forme, du corps. Un corps critique ne peut être établi que par l’art lui-même, à la marge, dans le ‘précaire’, dans la non-garantie, dans le mouvement. Un corps critique n’a pas besoin de “bonnes” conditions qui lui seraient offertes par l’institution artistique – un corps critique doit s’imposer par soi-même. Ni contre l’institution, ni pour l’institution. ‘Etre critique’ veut dire être libre avec ce qui vient de soi-même. ‘Etre critique’ veut dire se demander: Pourquoi je pense ce que je pense? Pourquoi je fais ce que je fais? Pourquoi j’utilise l’instrument, l’outil ou l’arme que j’utilise? Et pourquoi je donne la forme que je donne? ‘Etre critique’ c’est donner forme. ‘Etre critique’ c’est produire quelque chose, quelque chose qui résiste aux acquis esthétiques, culturels, politiques. Rien ne sert de faire des déclarations en s’érigeant en tant que ‘résistant’, car c’est le travail qui doit être résistance, c’est le travail qui doit ‘résister’. C’est possible car l’art est résistance. L’art – parce que c’est de l’art – résiste aux faits. L’art résiste aux habitudes établies. L’art – en tant que résistance – est ‘Mouvement’, est ‘Positif’, est ‘Intensité’, est ‘Croyance’. L’art est une résistance contre lui-même. L’art ne peut pas se laisser réduire à être une résistance contre quelque chose. L’art se fait à ses propres frais, en perspective de quelque chose qui va advenir, qui va faire ‘corps’ – bien au-delà de l’institution.

Le “Corps critique” doit être un outil, un instrument, une arme. Il ne faut pas se laisser neutraliser par la seule dimension ‘critique’, qui peut être un positionnement sollicité, une réaction ou simplement un acte d’opportunisme -‘être critique’ peut même ‘faire chic’. ‘Etre critique’ veut dire critiquer la simplification et critiquer la politisation, ‘critiquer’ par l’affirmation de la complexité du réel. Le vrai problème ou l’unique question – pour l’artiste – est: Comment prendre une position? Comment donner forme à cette position? Comment, cette forme – au-delà des habitudes politiques, esthétiques, culturelles – peut-elle créer une vérité? Et comment créer une vérité qui soit universelle?

J’ai – en tant qu’artiste – un autre problème crucial à résoudre et à confronter: Comment faire un travail qui résiste – dans tous les cas – aux faits historiques? Comment faire un travail qui touche au-delà de l’histoire dans laquelle je vis? Et comment – dans mon champ historique, aujourd’hui – faire un travail qui soit A-historique? Ma mission – en tant qu’artiste – est de donner un “Corps critique” à cette question, à ce problème.

Thomas Hirschhorn, 2014