Merci! Danke! Thank You! (2019)

Ce que la «Robert Walser-Sculpture» a produit est extraordinaire, magnifique, inoubliable – c’est une percée. Mais il faudra – sans fausse modestie – au moins dix ans pour dire si la «Robert Walser-Sculpture» était un succès. Aujourd’hui je ne peux et ne veux pas  parler de succès – ni d’échec. Car la «Robert Walser-Sculpture» était et est une aventure fragile, instable, à l’issue précaire et incertaine. La seule certitude, c’est que je suis heureux d’avoir été là, chaque jour. Je suis heureux car j’ai fait mon travail d’art, je suis heureux parce que je n’étais pas seul, je suis heureux parce que j’ai pu faire une expérience fondatrice, je suis heureux parce qu’à chaque instant la forme, la force et le sens de l’art étaient testés, étaient questionnés, je suis heureux d’avoir pu contribuer à une œuvre si problématique, si complexe, si belle, si juste. Cette expérience a renforcé ma conviction absolue de l’art comme outil – aujourd’hui – pour créer une percée dans la réalité. La «Robert Walser-Sculpture» a été et est ‘Résistance’, car tout art est résistance. Et les commentaires pour savoir si ce travail a du confronter ‘de la résistance’ – ici à Bienne – sont simplement intellectuellement faibles et factuellement stupides, car l’art, tout art, résiste – par lui-même – aux habitudes culturelles, journalistiques, sociales, esthétiques, politiques.

La «Robert Walser-Sculpture» a osé toucher ce qu’on ne peut pas toucher: Toucher l’autre, toucher le ‘Public Non-Exclusif’. La «Robert Walser-Sculpture» est une affirmation de forme – elle est ‘forme’. La «Robert Walser-Sculpture» a quatre objectifs que je veux ici rappeller: Garder éveillé la mémoire de Robert Walser. Repenser l’œuvre de Robert Walser. Provoquer des rencontres et créer un événement. Etablir une nouvelle forme de sculpture dans l’espace public. La «Robert Walser-Sculpture» n’a pas et ne voulait pas œuvrer pour la paix, pour la justice ou pour la démocratie, elle n’a pas cherché à démontrer le ‘possible’ ou ‘l’impossible’. Ce n’est que dans l’excès et le déraisonnable qu’elle a pu affirmer sa raison d’être et défendre son autonomie d’œuvre d’art. La «Robert Walser-Sculpture» porte et portait en elle la violence de la transgression. Tous les jours j’avais des doutes, des questions, des problèmes et des conflits, tous les jours il y avait de la bagarre, je livrais bagarre, la bagarre pour la vie, la survie. La décision de faire la «Robert Walser-Sculpture» dans l’espace public extrême et ultra-sensible qu’est la place de la gare de Bienne était juste, faisait sens, donnait forme. Inclure tout le monde est et a été ici d’une complexité incommensurable. Plus qu’un objectif, cela faisait partie de la «Robert Walser-Sculpture»: Personne ne devait en être exclu, jamais, sans distinction entre celui qui était simplement là ‘par hasard’, l’habitué de la gare, et le visiteur qui pourrait être un ‘participant réceptif’. Cette volonté se justifiait par le principe d’égalité de ne prendre en compte aucune différence. Nous avons eu – comme un signe de grâce – notre “Tomzack”, le géant de “Der Spaziergang” chez Robert Walser, il s’appelle Malick. “Tomzack” était là chaque jour à la «Robert Walser-Sculpture», défiant notre résistance. J’ai aimé sa présence exigeante, unique, bouleversante et ô combien juste. Ainsi, la «Robert Walser-Sculpture» est l’affirmation d’une œuvre d’art faite dans un geste d’amour. A la fois utopique et concret, ce geste ne demandait pas de réponse. 

Jamais un travail n’aura nécessité autant d’attention et d’éveil de ma part et jamais un travail n’aura produit autant de grâce. La «Robert Walser-Sculpture» est un de mes travaux les plus difficiles par l’énergie qu’il a fallu déployer, pour le produire, le construire et le défendre. Car être présent et produire veut dire affirmer physiquement l’ici et le maintenant. Être présent veut dire donner son temps, c’est la chose la plus importante. C’est ma mission en tant qu’artiste, cela veut dire prendre la responsabilité à chaque instant, pour tout, et au-delà, pour tout ce qui touche à mon travail, à l’art, à l’histoire de l’art. La «Robert Walser-Sculpture» est et a été une sorte de Paradis où la question du sens de l’art, son impact, la question de l’audience et la question de la forme étaient posées. La défense de l’art était au cœur de la «Robert Walser-Sculpture» place de la gare, à chaque seconde. Assister chaque jour aux présentations de très haut niveau, sans élitisme, fines, précises, engagées de spécialistes, d’experts, de chercheurs et de traducteurs de Robert Walser et de son œuvre était merveilleux. Nous avons appris beaucoup, avec un sentiment d’être tout simplement inclus dans la famille Walser. Accepter mon propre niveau de compréhension est le contraire de l’exclusivité et de l’élitisme. C’est certain, le travail de Robert Walser va devenir plus percutant chaque jour dans sa confrontation à notre réalité, à notre monde, aujourd’hui et dans le futur. 

 

J’ai toujours affirmé que la «Robert Walser-Sculpture» aurait cinq phases: Fieldwork, Montage, Exposition, Démontage, Transformation. Seulement trois de ces cinq phases ont été accomplies jusqu’à ce jour. Il s’agit maintenant de réussir le Démontage et ensuite la Transformation. La Transformation d’un objet et d’un matériau – qui auront disparu après le Démontage – dans quelque chose de véritablement inoubliable: l’expérience commune vécue, les mémoires multiples des rencontres et l’accumulation des partages, des apprentissages et des découvertes. Ce qui est essentiel c’est que cet espace, ce temps commun qui a été crée – aussi court soit-il – a grandi, s’est densifié, s’est chargé et a généré une transformation: celle de croire à l’art et à son pouvoir de transformer, de croire à sa propre compétence, de croire à la valeur d’une compréhension de soi, de croire au courage pour réussir, de croire à l’élan d’émancipation, de croire à sa capacité d’apprentissage et de croire à la dynamique de se découvrir soi-même. Cette transformation n’est pas automatique, elle se fera parce que le contact avec l’œuvre d’art «Robert Walser-Sculpture» aura été intense, crucial, décisif. Et si, chez les Biennoises et Biennois, chez l’un ou chez l’autre, ce travail provoque une transformation, alors la «Robert Walser-Sculpture» aura été un succès et ce sera sa réussite. Ce sera la suite durable de la sculpture, au-delà – et véritablement bien au-delà – de son statut d’objet, de sa matérialité et de sa plateforme précaire. Pour ma part, je suis convaincu que la «Robert Walser-Sculpture» va entrer dans l’histoire de l’art, tant ce que j’ai vécu a été unique. Dans dix ans ou plus on le saura, mais une chose est certaine: jamais la «Robert Walser-Sculpture» n’aurait pu prendre forme sans la bienveillance, l’intelligence, la générosité, la créativité et la fierté de tant de Biennoises et de Biennois. La réussite de la «Robert Walser-Sculpture» leur appartient et aujourd’hui je ne suis pas seulement heureux, je suis fier. Merci! Danke! Thank You!

Thomas Hirschhorn, Biel/Bienne, 8. Septembre, 2019